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Billet de blog 22 décembre 2015

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Le marketing jusqu'à la nausée

Dans cette lettre à Médecins du Monde et au public, puisque c'est une lettre ouverte, nous dénonçons une campagne manipulatoire qui donne au marketing un rôle de jugement et de rééducation morale du public, alors que cette même campagne exploite sans vergogne des images de personnes en situation de détresse et s'en auto-proclame porte parole, de manière indigne, pour légitimer le charity-marketing

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LETTRE OUVERTE À MEDECINS DU MONDE

Le marketing jusqu’à la nausée

 (1)

·      Joëlle Le Marec, professeur des universités, université Paris-Sorbonne (GRIPIC, EA 1498), membre de l’International Council Of Museums

·      Igor Babou, professeur des universités, université de La Réunion (LCF, EA 4549), membre de l’Association Internationale des Sociologues de Langue Française

·      Olivier Chantraine, professeur des universités émérite, université de Lille 3 (GERiiCO, EA 4073), Vice-Président du Comité de Recherche « Sociologie de la communication, la connaissance et la culture » de l'Association Internationale de Sociologie

Médecins du Monde, nous vous écrivons pour vous exprimer notre surprise, et notre inquiétude en découvrant la campagne de culpabilisation qui s'affiche aujourd'hui dans le métro parisien, relayée par un clip publicitaire diffusé dans les salles de cinéma.

Cette campagne exploite, par l'affiche, l'image d’enfants et d’adultes dont vous vous faites les porte-parole et qui sont mis en scène dans des images de situations tragiques : dénuement, ruines, noirceur, misère. Le clip publicitaire pousse plus loin la mise en scène de la culpabilisation, prétendant que les réponses évasives faites aux agents commerciaux de vos campagnes de collecte correspondraient à un refus d'assistance à personne en grande misère. De ce fait, c’est vous qui adressez fictivement ces paroles à des représentants de la grande pauvreté alors qu’elles ne leur ont jamais été adressées en réalité.

Cette campagne est juste ignoble, pour toutes les parties concernées. Quels sont ces 20 % de refus (ou 21 % ou 23 % selon les affiches) qui sont dénoncés comme étant le résultat d'une lâcheté déguisée en excuse (manque de temps, etc.) ? Oui : des personnes que vous contactez par téléphone peuvent vous éconduire, ça nous arrive, puisque nous recevons désormais plusieurs coups de fil par jour de toutes sortes d'organismes qui ont revendu leurs fichiers les uns aux autres et utilisent tous les mêmes techniques de marketing (banques, ONG, etc.). Ces personnes, interpellées d'autorité, donnent le type de raison polie qui fait garder la face à tout le monde. Des ethnologues et des psychologues ont travaillé depuis longtemps sur ces situations. Des manières ordinaires de se dégager de situations de communications subies, sont ici affichées et spectaculairement reliées à l'image d'un individu souffrant : ces personnes qui se défilent laisseraient cet enfant, cette victime, à leur misère objectivée par le cliché photo ou la vidéo.

Or, ces réactions n'ont strictement rien à voir avec la petite fille ou la victime à l'arrière-plan de l'affiche. Les personnes sollicitées, par téléphone par exemple, n'ont eu aucun contact avec les victimes photographiées, mais elles en ont un, direct, avec un agent salarié ou vacataire recruté par un service spécialisé de votre organisation. Si les ONG caritatives font exactement le même type de démarchage avec exactement les mêmes stratégies de marketing que n'importe quelle entreprise, pourquoi voudraient-elles que le sollicité réagisse de manière différenciée et fasse soudain abstraction des médiations du marketing et de la communication pour se sentir relié directement à la victime ? Nous savons que pour les professionnels du marketing, Médecins du monde n'est pas un groupe de médecins qui s'occupent des souffrants, mais une marque, gérée par des personnes qui collectent de l'argent mais qui ne voient jamais le travail de ces fameux médecins.

Non, le public que vous mettez en scène ne refuse pas d'aider cette petite fille ou cet homme car tel n'est pas l'enjeu du coup de fil qu’ils reçoivent de la part de sous-traitants travaillant indifféremment pour n’importe quel type de marque. Présenter les choses ainsi est faux. Vous contribuez ce faisant à un état de mensonge sur les liens sociaux. Vous cédez à la tentation commune aux politiciens professionnels et aux professionnels de la communication : s’arroger un rôle de rééducation morale d'une population jugée toujours défaillante, égoïste, indifférente, jamais assez travailleuse, jamais assez consommatrice, jamais assez donatrice, jamais assez solidaire, jamais assez sensible à l'injonction.

Non, Médecins du Monde n'a pas de « droit » ou d'exclusivité sur une pratique généreuse de la médecine et/ou de la solidarité avec les populations amalgamées dans vos images pieuses et ce n'est certainement pas à l'agence de communication qui travaille pour cette ONG de nous faire la morale. Cette agence – DDB Paris - travaille par ailleurs pour enrichir bien d'autres entreprises, dont des multinationales qui contribuent à des situations d'exploitation et de misère. Par  contre, cette campagne jette le trouble sur la maîtrise par Médecins du Monde de sa propre action. Celle-ci ne se résume pas à ce que font les médecins et tous les agents sur le terrain. Si l'association perd à ce point la maîtrise de sa communication, entièrement déléguée à une entreprise de communication qui ne se préoccupe que de son propre enrichissement et de celui de ses clients, qu'est-ce qui peut nous assurer qu'elle garde la maîtrise de ce qu'elle fait dans le domaine caritatif ? Médecins du Monde est-elle maître du type de médecine qu'elle pratique ? Qui définit des orientations et traite des questions telles que : quels médicaments avec quels coûts et profits ? Quelles politiques mises en œuvre pour quelles relations prestataires/bénéficiaires d'aide et de soin ? Dernière chose, à propos des personnes photographiées pour votre campagne : qui sont-elles, savent-elles où elles sont ainsi exposées ? Comment se sont déroulées les réunions pour les choisir ? Dans quels, bureaux avec quels consultants payés pour choisir l’image qui culpabilisera le plus le destinataire ? Nous pensons que vous faites erreur avec cette campagne qui inspire du dégoût. Il s'agit d'une campagne de mépris qui ne fait que légitimer la démarche professionnelle du marketing par la stigmatisation de destinataires coupables d’être indociles et incrédules.

C’est pourquoi nous vous demandons de mettre fin à cette campagne de communication mensongère. Nous vous mettons par ailleurs au défi, publiquement, de présenter l’intégralité de vos budgets publicitaires pour cette campagne : budget de BBP Paris, salaire ou droits d’auteur versés au photographe, salaires des employés de votre ONG affectés à la gestion de cette campagne, impression des affiches, diffusion des affiches dans toute la France, salaires versés à l’équipe de réalisation du clip vidéo, frais de diffusion sur Internet et dans tous les médias où le clip a été diffusés, frais de gestion de l’ensemble de la campagne. Ainsi seulement nous pourrons voir qui, du public que vous insultez sur vos affiches et dans votre clip ou de votre propre organisation, est le moins généreux à l’égard des plus démunis de la planète.

Cette lettre sera diffusée sur Médiapart, sur Indiscipline.fr, et sur les réseaux sociaux.

Recevez l’expression de nos sincères salutations.

Joëlle Le Marec

Igor Babou

Olivier Chantraine 

(1)Avertissement: La légende de l'affiche originelle a été détournée. Il s'agit du retour à l'envoyeur de la stigmatisation des "20% de destinataires indociles désignés par la campagne, dans l'affichage, usuel en pub, d'un pourcentage, caution scientiste d'un raisonnement faux. 

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