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Billet de blog 6 décembre 2025

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Il y a un siècle, l'Occident sacrifiait déjà l'Ukraine pour une illusion de paix

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La Conférence de la paix de Paris de 1919 devait marquer le triomphe de la justice. Après quatre années de carnage, la "Grande Guerre" s'était achevée par l'effondrement des empires, et le président américain Woodrow Wilson avait proclamé l'ère du "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes". La carte de l'Europe se redessinait sous nos yeux: la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Finlande et les pays baltes acquéraient leur subjectivité politique avec le soutien actif des vainqueurs, les pays de l'Entente.

Cependant, dans cette nouvelle architecture de sécurité, un vide immense béait, couvrant un territoire s'étendant du San au Don. La République Populaire Ukrainienne (RPU), qui contrôlait de facto de vastes territoires et possédait tous les attributs d'un État, s'est retrouvée exclue du processus de Versailles. La défaite de la Révolution ukrainienne de 1917-1921 est souvent interprétée comme la conséquence de discordes internes ou exclusivement de la supériorité militaire des bolcheviks. Pourtant, une analyse plus approfondie des archives diplomatiques, de la presse et des mémorandums de l'époque révèle un tableau différent, bien plus cynique. La chute de la RPU fut le résultat d'un choix géopolitique délibéré de l'Occident. Les élites européennes, guidées par la peur de l'inconnu et le désir pragmatique de rétablir le statu quo, décidèrent de sacrifier l'Ukraine. Elle fut utilisée comme une zone tampon pour endiguer le bolchevisme, se voyant refuser le droit d'être un avant-poste à part entière de l'Europe. Ce fut une erreur stratégique dont l'écho conduisit aux tragédies les plus effroyables du XXe siècle.

I. Le mythe de la "Terra Incognita": La conscience informationnelle de l'Occident

Il existe dans l'historiographie une justification commode pour expliquer la passivité de l'Entente: on prétend que les diplomates occidentaux ne comprenaient simplement pas la différence entre Ukrainiens et Russes, percevant l'Europe de l'Est comme un espace homogène. Les faits témoignent du contraire. Au début du XXe siècle, la science et le renseignement européens disposaient de données exhaustives sur la question ukrainienne. Les cartes ethnographiques, créées dès le XIXe siècle (par exemple, les travaux du géographe français Élisée Reclus ou de chercheurs allemands), délimitaient clairement les frontières de peuplement des Ukrainiens, les séparant des "Moscovites". En 1918-1919, les principaux médias occidentaux couvraient activement les événements en Ukraine. Le Times britannique, Le Temps français et le New York Times américain publiaient des reportages sur la proclamation de l'indépendance de la RPU, l'Hetmanat de Skoropadsky et le soulèvement du Directoire. De plus, des missions militaires françaises et britanniques opéraient à Kyiv et à Odesa. Dans leurs rapports envoyés à Londres et à Paris, les consuls (notamment le représentant britannique John Picton Bagge) signalaient: le mouvement national ukrainien est massif, il a des racines profondes et n'est identique ni au bolchevisme russe ni à l'influence allemande.

La preuve définitive que l'Europe distinguait l'identité ukrainienne fut le succès phénoménal de la diplomatie culturelle. La tournée de la Chapelle républicaine ukrainienne sous la direction d'Oleksandr Kouchyts en 1919-1920 fit fureur dans les capitales européennes. Les critiques à Genève, Paris et Bruxelles écrivaient sur la "découverte de l'âme d'un grand peuple distinct". Le problème ne résidait donc pas dans l'ignorance. Le problème résidait dans le refus de reconnaître les conséquences politiques de ce savoir. Reconnaître l'Ukraine exigeait une refonte complète de la carte mentale de l'Europe, où la Russie (qu'elle soit tsariste ou démocratique) était considérée depuis des siècles comme le seul hégémon légitime à l'Est.

II. L'argent aime le silence: Le pragmatisme économique de la France

Dans les coulisses de la haute diplomatie, les intérêts économiques sont toujours présents. La position de la France, acteur clé de l'Entente, était dictée non seulement par la géopolitique, mais aussi par l'argent. Jusqu'en 1917, le capital français était le principal investisseur dans l'industrie de l'Empire russe. La part du lion de ces investissements était concentrée précisément en Ukraine: les mines de charbon du Donbass et les usines métallurgiques de Kryvyï Rih appartenaient de facto à des actionnaires français. Après le coup d'État d'Octobre, les bolcheviks nationalisèrent ces entreprises et refusèrent de payer les gigantesques dettes tsaristes. Le gouvernement de la RPU, au sein duquel prédominaient les socialistes, suscitait également la méfiance de la bourgeoisie française. En revanche, les chefs du "Mouvement blanc" russe (Denikine, Wrangel, Koltchak) promettaient la restitution totale des biens et la reconnaissance de toutes les dettes de l'Empire. Pour Paris, le choix semblait évident: le soutien à une Russie "une et indivisible" offrait l'espoir de récupérer des milliards de crédits. L'Ukraine indépendante était considérée comme une expérience risquée menaçant la stabilité économique. Ce fut un exemple classique de la manière dont le profit financier à court terme a aveuglé la vision stratégique de la sécurité.

III. La guerre de l'information: La diabolisation de Petlioura comme alibi pour la non-ingérence

Pour justifier son refus de soutenir la jeune démocratie, l'Occident avait besoin d'un alibi moral. Celui-ci fut habilement créé par la diplomatie et la presse russes en exil, qui déployèrent une puissante campagne de discrédit contre Symon Petlioura et l'idée même d'État ukrainien. L'instrument clé fut les accusations d'antisémitisme et de pogroms. Le chaos de la guerre civile s'accompagnait effectivement de violences terribles contre la population juive, perpétrées par toutes les parties au conflit: les rouges, les blancs et les détachements d'atamans. Cependant, le lobby russe à Paris et à Londres rejetait délibérément toute la responsabilité exclusivement sur l'armée régulière de la RPU et sur Petlioura personnellement. La presse occidentale, alimentée par des informateurs russes "blancs", propageait l'image des Ukrainiens comme des "bandits anarchistes", incapables de construire un État. Dans le même temps, les faits concernant la lutte acharnée du gouvernement de la RPU contre les pogromistes et l'introduction de l'autonomie nationale-personnelle pour les minorités étaient ignorés. Cette campagne d'information donna aux politiciens occidentaux un argument commode: "Nous ne pouvons pas aider de tels barbares". Cela leur permit de "s'en laver les mains", gardant le visage d'"arbitres civilisés", pendant que l'armée ukrainienne se vidait de son sang dans la lutte contre les bolcheviks.

IV. Cécité militaire: Miser sur le "cheval mort" de l'empire

En 1919, l'Entente fit sa principale mise dans la guerre contre le bolchevisme sur le général Anton Denikine. La logique des stratèges militaires de l'Entente était linéaire: pour vaincre l'Armée rouge, une concentration des forces sous un commandement unique était nécessaire, et ce commandement devait être l'ancienne élite des officiers russes. L'Occident fournit à Denikine une aide colossale: chars, aviation, artillerie, munitions. Mais l'Entente ignora l'aspect politique. Le slogan de Denikine "Pour une Russie une et indivisible" faisait automatiquement de lui l'ennemi de tous les mouvements nationaux qui luttaient également contre les bolcheviks. Au lieu de forcer Denikine à un compromis avec Petlioura et de créer un front commun, les représentants de l'Entente firent pression sur les Ukrainiens, exigeant leur soumission au général russe. C'était une exigence de suicide politique. En conséquence, Denikine dépensa une partie importante des ressources occidentales non pas pour la marche sur Moscou, mais pour la guerre contre l'Armée de la RPU. La manifestation la plus cynique de cette politique fut le blocus. En 1919, alors qu'une épidémie de typhus se déclarait dans l'armée ukrainienne, l'Entente bloqua la livraison de médicaments à la RPU. Les représentants de la Croix-Rouge ne purent livrer les médicaments, car les Ukrainiens étaient considérés comme des "séparatistes" entravant le rétablissement de l'ordre. Des milliers de soldats, qui auraient pu tenir le front contre les bolcheviks, moururent à cause de décisions prises dans les cabinets parisiens.

V. Le facteur polonais et la "trahison de Riga": Le partage final

Le seul qui comprenait le danger de l'impérialisme russe (tant blanc que rouge) était le dirigeant polonais Józef Piłsudski. Son concept d'"Intermarium" prévoyait la création d'une fédération d'États indépendants, où l'Ukraine devait être un allié clé. L'alliance de Petlioura et de Piłsudski en 1920 et la marche commune sur Kyiv furent la dernière tentative de changer le cours de l'histoire. Cependant, l'Entente était hostile aux plans de Piłsudski. La France souhaitait voir une Pologne forte, mais seulement comme partie de son "cordon sanitaire", et non comme leader d'un bloc est-européen autonome. L'Occident fit pression sur Varsovie, exigeant de limiter ses ambitions. Après le "Miracle de la Vistule", lorsque les bolcheviks furent repoussés, l'Occident poussa la Pologne à une paix séparée avec la Russie soviétique. L'Europe, fatiguée de la guerre, voulait la stabilisation à tout prix. Ce prix fut l'Ukraine. Le traité de paix de Riga de 1921 fut un acte de trahison finale. La Pologne et les représentants soviétiques se partagèrent les terres ukrainiennes. La délégation de la RPU, qui la veille encore protégeait les flancs de l'armée polonaise, ne fut même pas admise dans la salle des négociations. L'Occident reconnut tacitement ce partage. De fait, en signant la paix de Riga, l'Europe légitima le régime bolchevique en reconnaissant ses frontières.

VI. Conséquences: Le tampon devenu tête de pont

La stratégie du "cordon sanitaire", construite sans une Ukraine indépendante, s'avéra être un château de cartes. L'Occident espérait qu'en livrant l'Ukraine aux bolcheviks, il "nourrirait la bête" et créerait une zone tampon dans laquelle le communisme épuiserait son énergie. La réalité fut effroyable. Au lieu d'un tampon, l'Ukraine devint la base de ressources de l'empire stalinien. Sans le blé ukrainien, le charbon et les ressources humaines, l'URSS n'aurait jamais pu mener une industrialisation d'une telle ampleur. Le prix de cette "paix" pour les Ukrainiens fut insupportable: la Renaissance fusillée, la collectivisation et l'Holodomor de 1932-1933. Le monde savait pour l'Holodomor - des rapports atterrissaient sur les bureaux des diplomates occidentaux, mais continuait d'acheter le blé soviétique, car "le commerce et la paix" étaient plus importants que la vie de millions de personnes dans la "zone tampon". Sur le plan stratégique, l'Occident a élevé de ses propres mains un monstre qui, en 1939, conclut un pacte avec Hitler et déclencha la Seconde Guerre mondiale. Les mêmes chars soviétiques, construits avec du métal ukrainien et ravitaillés avec du carburant de Bakou, foncèrent sur la Pologne, qui vingt ans plus tôt pensait s'être sécurisée par la paix de Riga.

Conclusions

L'analyse des événements d'il y a un siècle mène à une conclusion peu réjouissante, mais importante. La trahison de l'Ukraine par l'Occident en 1917-1921 ne fut pas le résultat d'un concours de circonstances accidentel. Ce fut le triomphe d'une Realpolitik dépourvue de colonne vertébrale morale et de vision stratégique. Le désir d'"acheter" la paix avec la Russie au détriment des intérêts de l'Ukraine, l'utilisation des territoires ukrainiens comme monnaie d'échange et la peur de l'effondrement de l'empire sont les écueils sur lesquels la diplomatie européenne s'est fracassée de toutes ses forces. L'histoire a prouvé que l'Ukraine ne peut pas être simplement un "tampon" ou un "pont". Une zone tampon est toujours piétinée par les deux camps. Lorsque l'Occident refuse de voir en l'Ukraine un avant-poste de sa propre sécurité, il rapproche inévitablement l'ennemi de ses propres frontières. Dans les années 1920, l'Europe a choisi la Russie "compréhensible" au lieu de l'Ukraine libre. Et pour cette décision, les générations suivantes d'Européens ont payé de leur propre sang lors de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd'hui, un siècle plus tard, nous sommes confrontés au même choix historique. Et cette fois, le droit à l'erreur n'existe plus.

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