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Billet de blog 25 juillet 2025

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L'œuvre de Dostoïevski : un piège pour la diplomatie face à la Russie

Aujourd'hui, l'Occident est confronté à la nécessité de revoir ses propres réflexes culturels. Le moment est peut-être venu de relire Dostoïevski d'une manière nouvelle. Cet essai est une tentative d'explorer comment le mécanisme littéraire de l'humanisation du criminel, créé par le génie de Dostoïevski, a muté en un réflexe politique qui entrave une réponse adéquate à la menace existentielle que représente l'impérialisme russe.

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Le Piège de la Compassion: Comment l'humanisme de Dostoïevski est devenu le code culturel de la tolérance diplomatique envers l'agression russe.

Introduction: Le paradoxe de l'empathie et la paralysie politique

Au panthéon de la littérature mondiale, peu de figures ont sondé les profondeurs de l'âme humaine avec autant d'acuité que Fiodor Dostoïevski. Son œuvre est une dissection chirurgicale des dilemmes moraux, des crises existentielles et des labyrinthes psychologiques. Il a appris au monde à voir le crime non pas comme un acte de mal pur, mais comme la conséquence tragique d'une fracture intérieure, d'une douleur et d'un égarement spirituel.

Dans son univers, le criminel est avant tout un être en souffrance, qui mérite, sinon le pardon, du moins une compréhension profonde, presque douloureuse. Cette puissante impulsion humaniste a sans aucun doute enrichi la culture européenne, la rendant plus sensible à l'insaisissable complexité de la nature humaine.

Cependant, cette même grille de lecture, qui voit dans la violence le symptôme d'un traumatisme et dans l'agresseur une âme égarée, peut, dans certaines circonstances, avoir un effet paralysant. Elle risque de se transformer en un dangereux relativisme moral, brouillant les frontières fondamentales entre le bien et le mal, le bourreau et la victime.

Si tout le monde peut être compris, cela signifie-t-il que personne ne doit être jugé ni puni ? Ce dilemme, tel une onde de choc, dépasse largement le champ des études littéraires lorsque nous observons la tolérance stupéfiante dont la diplomatie occidentale fait preuve depuis des années face aux crimes systématiques, flagrants et cruels de la Russie. La politique du « ne pas provoquer» , du « comprendre les inquiétudes» et du « sauver la face » de l'agresseur est devenue le leitmotiv de la réaction à l'annexion de la Crimée, à la guerre dans le Donbass et, enfin, à l'invasion à grande échelle de l'Ukraine.

Une question fondamentale se pose alors : la tradition humaniste, initiée par l'œuvre de Dostoïevski, aurait-elle pu, involontairement, devenir l'un des codes culturels qui nourrissent cette politique d'apaisement ? La compassion pour la mythique « âme russe complexe » ne s'est-elle pas transformée en un instrument qui légitime l'impunité et alimente l'escalade d'un régime pour qui toute concession n'est pas un geste de bonne volonté, mais une preuve de faiblesse ? Cet essai est une tentative d'explorer comment le mécanisme littéraire de l'humanisation du criminel, créé par le génie de Dostoïevski, a muté en un réflexe politique qui entrave une réponse adéquate à la menace existentielle que représente l'impérialisme russe.

Partie 1. Anatomie du crime comme traumatisme: Rodion Raskolnikov, archétype de la justification politique

Le texte central pour comprendre ce phénomène est le roman Crime et Châtiment. L'histoire de l'étudiant Rodion Raskolnikov, qui assassine à coups de hache une vieille usurière et sa sœur, est la quintessence de la méthode de Dostoïevski. L'écrivain déplace délibérément l'attention de l'évaluation criminelle et juridique du crime vers ses origines psychologiques et philosophiques. Nous ne nous contentons pas d'observer le criminel; nous vivons dans sa conscience, errant dans les labyrinthes de ses monologues fébriles, de ses autojustifications intellectuelles, de ses accès de remords et d'une nausée morale insoutenable.

Le crime de Raskolnikov n'est pas la manifestation d'une méchanceté pure, mais le symptôme d'une maladie spirituelle causée par un ensemble de facteurs : une pauvreté toxique, l'injustice sociale et, surtout, une dangereuse théorie philosophique sur la division des hommes en êtres « ordinaires » et en « surhomme s» à qui «t out est permis ». Dostoïevski montre que la racine du mal réside dans l'orgueil de la raison qui s'est placée au-dessus de la loi morale. Raskolnikov n'est pas un monstre, mais une figure tragique dont l'acte horrible est la conséquence d'une crise existentielle. C'est par la souffrance, et non par le châtiment formel, qu'il accède finalement à la possibilité de la rédemption, en tombant à genoux au milieu d'une place publique.

Ce récit a créé un modèle culturel puissant : le criminel est un objet d'analyse et de compassion, et ses actions sont la conséquence de circonstances extérieures ou d'un traumatisme intérieur. Et ce modèle entre en résonance stupéfiante avec la manière dont une grande partie de l'establishment politique occidental tente d'expliquer l'agression de la Russie. Dans cette logique, la Russie est un Raskolnikov collectif. Son « crime » (l'agression) s'explique non par une volonté impériale de conquête, mais par un complexe de « traumatismes » : « l'humiliation après l'effondrement de l'URSS », une « blessure historique » et la « peur de l'expansion de l'OTAN ». Pendant des années, les analystes et les politiciens occidentaux ont tenté de diagnostiquer la « maladie » de la Russie, espérant que la compréhension de ses causes aiderait à trouver un remède. Ce diagnostic est devenu une fin en soi, reléguant au second plan le crime lui-même et la souffrance de la victime.

Partie 2. Un prophète pour les élus: le chauvinisme impérial derrière une façade humaniste

Cependant, ce modèle de compassion recèle un paradoxe fondamental, posé par Dostoïevski lui-même. L'humanisme profond, presque infini, dont il faisait preuve envers ses héros russes était étonnamment sélectif. Sa capacité à pénétrer les recoins les plus secrets de l'âme concernait avant tout l'âme russe. Mais lorsqu'il s'agissait d'autres peuples qui se dressaient sur le chemin des ambitions impériales de la Russie, son humanisme s'évaporait instantanément pour laisser place à un chauvinisme messianique non dissimulé.

Son attitude envers les Polonais et les Ukrainiens en est la preuve la plus éclatante. Dans son Journal d'un écrivain, il écrivait que les Polonais haïssaient la Russie « racialement, parce que nous ne sommes pas eux », et rêvait de voir la civilisation russe les absorber. Concernant les Ukrainiens, son mépris était encore plus total. Il niait leur droit même à l'existence en tant que nation distincte, les qualifiant de « Russes corrompus » et d'« intrigants autrichiens ».

Dans sa vision du monde, la « Russie une et indivisible » était une valeur sacrée, et toute aspiration à l'indépendance était une trahison et une hérésie. Son idée de fraternité universelle par l'orthodoxie signifiait en pratique l'hégémonie spirituelle de Moscou, qui devait « dire son dernier mot » à l'humanité, après avoir préalablement conquis Constantinople.

Ainsi, deux idées incompatibles coexistent dans la vision du monde de Dostoïevski : la prédication d'une union universelle par la souffrance et une doctrine impériale rigide. Ce dualisme est devenu le code génétique de l'idéologie russe contemporaine : « l'âme russe profonde et souffrante » est un produit d'exportation pour l'Occident, destiné à susciter la compassion et la compréhension. En même temps, cette même « âme » se croit en droit de nier l'existence, la culture et l'histoire de ses voisins. L'humanisme de Dostoïevski n'était pas universel, mais un instrument au service du mythe impérial, et l'Occident, malheureusement, a mordu à l'hameçon en ignorant le poison.

Partie 3. La transplantation du code culturel : Dostoïevski dans la conscience occidentale

Au XXe siècle, l'héritage de Dostoïevski a trouvé en France et en Allemagne un terrain extraordinairement fertile. Pour les intellectuels européens, qui avaient survécu aux traumatismes des guerres mondiales et à l'effondrement des anciens idéaux, Dostoïevski est devenu un prophète moral. André Gide, dans ses célèbres conférences, le considérait comme le sommet de l'art romanesque. Albert Camus, dans L'Homme révolté, dialoguait directement avec les idées d'Ivan Karamazov sur la révolte contre Dieu. Les existentialistes voyaient en lui le précurseur de leurs idées sur l'absurde, la liberté et la responsabilité. Le philosophe français André Suarès a résumé cet engouement par une formule devenue célèbre : « Dostoïevski, c'est nous ».

Cependant, au cours de cette transplantation culturelle, le contexte impérial et chauvin de l'œuvre de l'écrivain a été presque entièrement ignoré. La tradition intellectuelle occidentale l'a perçu comme un humaniste universel, filtrant les aspects gênants de ses opinions politiques. En conséquence, un stéréotype culturel tenace s'est formé en Occident : celui d'une Russie pays de gens profonds, irrationnels, tragiques, mais en même temps spirituellement plus riches. La Russie n'est pas simplement un État, c'est une « âme énigmatique » qui vit selon d'autres lois que l'Occident pragmatique et rationnel.

Ce mythe, qui romantise l'« altérité » russe, s'est avéré extraordinairement résistant. Il crée un cadre intellectuel dans lequel les actions agressives de la Russie ne sont pas présentées comme le calcul rationnel d'un empire cherchant à restaurer son influence, mais comme quelque chose de mystique, de quasi inévitable – comme une éruption volcanique ou un tremblement de terre. C'est une position confortable, car elle dispense de la nécessité d'une réponse ferme et cohérente.

Partie 4. De la métaphore littéraire à la paralysie diplomatique

Cette posture culturelle n'est pas restée confinée aux salons intellectuels; elle s'est progressivement infiltrée dans le discours politique, devenant l'un des facteurs invisibles qui façonnent la politique étrangère. Lorsque le président français Emmanuel Macron, après les atrocités de Boutcha en juin 2022, déclare qu'« il ne faut pas humilier la Russie », il reproduit, consciemment ou non, cette même logique « dostoïevskienne ». Il traite l'État agresseur comme un individu traumatisé avec lequel il faut agir avec prudence pour ne pas provoquer une réaction encore pire. Ses appels téléphoniques incessants à Poutine dans les premiers mois de l'invasion sont devenus le symbole de cette politique – une empathie performative qui n'a arrêté aucun char mais a offert à l'agresseur une tribune et un sentiment de sa propre importance.

De même, la politique allemande, connue sous le nom de « Wandel durch Handel » («le changement par le commerce»), reposait sur la croyance naïve que l'interaction économique pourrait « humaniser » le régime russe. L'ancien président allemand, Frank-Walter Steinmeier, l'un des architectes de cette politique, a dû plus tard admettre son échec total. C'était une approche qui tentait de «comprendre» et d'« engager », en ignorant la nature impériale fondamentale du régime, qui ne se soigne pas par des accords commerciaux.

Tenter d'expliquer l'agression actuelle uniquement par le «traumatisme de l'effondrement de l'URSS» est une profonde distorsion historique. Cela ignore des siècles de politique impériale cohérente visant à détruire la subjectivité ukrainienne. Cette politique s'est manifestée par le massacre barbare de Batouryn en 1708, par l'interdiction de la langue ukrainienne par la circulaire de Valouïev (1863) et l'oukase d'Ems (1876), par le Holodomor-génocide de 1932-33. La haine de l'indépendance ukrainienne n'est pas une réaction à l'OTAN, mais un trait fondamental et existentiel du projet impérial russe, que l'Occident, fasciné par le mythe de l'«âme souffrante», s'est obstinément refusé à voir.

Partie 5. La catastrophe morale et la réponse aux contre-arguments

Le paradoxe de l'approche humaniste appliquée à la géopolitique est que l'Europe, en cherchant sincèrement à comprendre la Russie, ses peurs et ses motivations, n'a finalement rien compris de fondamental. Elle n'a compris ni la nature de l'agresseur, confondant le revanchisme impérial avec un traumatisme psychologique, ni la réalité de la victime, dont la voix et l'histoire sont restées dans l'ombre de l'image grandiose du « complexe » voisin. La lumière de l'empathie a été si vivement dirigée sur le bourreau que la victime s'est retrouvée dans une obscurité impénétrable.
Bien sûr, la politique occidentale n'est pas déterminée uniquement par des codes culturels. Des facteurs pragmatiques – la dépendance aux hydrocarbures russes, la peur d'une escalade nucléaire, les intérêts des grandes entreprises – ont joué un rôle immense. Cependant, le code culturel « dostoïevskien » a servi de justification moralecommode à cette indécision pragmatique.

Il a permis aux politiciens de présenter leur inaction ou leur faiblesse non comme du cynisme ou de la lâcheté, mais comme une manifestation de sagesse supérieure et d'humanisme. Il est plus facile de dire « nous devons comprendre la complexité de l'âme russe» que d'admettre : «nous avons peur de fermer le robinet de gaz ».

Certains pourraient objecter que l'héritage de Dostoïevski n'est pas monolithique et peut inspirer des conclusions opposées. Son idée que les larmes d'un seul enfant ne valent pas toute l'harmonie du monde est un argument puissant en faveur de la victime. Pourtant, dans la politique réelle, l'Occident a, pour une raison ou une autre, choisi d'interpréter la Russie non pas à travers l'image de l'enfant innocent, mais à travers celle du criminel «intéressant» et «profond» – Raskolnikov ou Stavroguine.

Conclusion: Relire Dostoïevski pour entendre la victime

L'héritage de Dostoïevski est complexe et tragiquement ambivalent. Il a enseigné à l'Europe une profonde compassion pour le criminel, élargissant les frontières de l'imagination morale. Cela a rendu la culture occidentale plus riche, mais aussi plus vulnérable aux manipulations. Dans le cas de la Russie, cette vulnérabilité s'est avérée fatale. Car lorsque le criminel n'est pas un individu repentant, mais un régime totalitaire qui a transformé la violence en idéologie d'État, lui appliquer une logique de confession, de compréhension et de réconciliation ne fait que lui donner la permission de tuer à nouveau.

Aujourd'hui, l'Occident est confronté à la nécessité de revoir ses propres réflexes culturels. Le moment est peut-être venu de relire Dostoïevski d'une manière nouvelle : non seulement comme le poète de la compassion infinie, mais aussi comme le philosophe austère du choix et de la responsabilité. Car même Rodion Raskolnikov, avant d'entamer son long chemin vers la renaissance spirituelle, a entendu le verdict du tribunal et a été envoyé au bagne (katorga). Sa transformation intérieure n'a été possible qu'une fois que son crime a été nommé crime, et lui-même, criminel.

Le véritable humanisme aujourd'hui ne consiste pas à tenter sans fin de comprendre le bourreau, mais à entendre, protéger et rendre justice à la victime. Et pour cela, il faut non seulement de l'empathie, mais aussi de la clarté morale et la volonté d'agir. Car sans justice, toute compassion risque de devenir complicité. Et le premier pas vers cette clarté est de rejeter le mythe romantique de l'«âme russe énigmatique» et de reconnaître la réalité simple et terrifiante de l'impérialisme russe.

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