En mars 2015, la maison du philosophe Emmanuel Kant à Kaliningrad a été taguée d’une inscription simple et percutante : « Kant est une andouille ».
Emporté par un impitoyable glissement de terrain sémantique et de plaques tectoniques morales, Emmanuel Kant est donc devenu une andouille de dimension planétaire. En effet, qui est ce Kant et où est-il ? Il vit sur un îlot coupé du continent, sa maison tombe en ruines …
Entretemps, dans le monde d'aujourd'hui, l'obscurantisme s'est de nouveau vu conférer l'immunité diplomatique, alors que la raison pure d'obédience critique est classée sans suite dans les rangs des andouilles, des enragés et des alarmistes férus du sifflet. L'hégémonie par la raison est mise au rebut avec l'éducation de masse comme un luxe inutile. Personne ne joue aux perles en verre, aucune grande puissance redoutable et redoutée ne vise le grade de Serenissima intellectuelle et culturelle. En vogue – la force pure et la quête identitaire, unies dans les nouvelles Croisades contre le monde musulman, épuisé de part et d'autre par les Internationales antagoniques de l'obscurantisme.
Le monde, en proie à la maladie bipolaire, s’est de nouveau divisé en camps aux frontières parfois claires, parfois brouillées par la fièvre. Sa fébrilité est si forte qu'il devient de plus en plus difficile d'appliquer la raison froide ou, du moins, sainement attiédie. La partition suit la ligne simple et réductrice - les nôtres et les autres.
C'est avec un certain effroi que j'entends, ça et là, les hauts dignitaires russes recourir à une forme perverse de Schadenfreude lorsqu'ils brandissent fièrement l'arme nucléaire, alors qu'il suffirait de relire les pages Wikipédia consacrées aux explosions de Hiroshima et Nagasaki pour comprendre que jeter des paroles sur le largage de bombes nucléaires est non seulement absurde, mais également criminel.
C'est avec une certaine consternation que je constate, dans les commentaires des « libéraux» d'opposition russes une autre forme de Schadenfreude – la joie franche sur les réseaux sociaux face à chaque succès américain dans les cieux ou dans le schiste et le même degré d'ironie malsaine face aux échecs nationaux. Pourtant, il n'est ici question ni de pouvoir et de puissance, ni de schisme entre la fierté patriotique et la critique nationale-traitre. Chacun de ces échecs, chacune de ces menaces engagent les moyens des Russes et sont riches de conséquences pour eux, et il n'y a donc aucune raison de se réjouir. Et le gaz de schiste n'est pas la «manne», mais une catastrophe écologique récemment interdite par l'état de New York. Et le Patriot Act, ces limbes modernes du NKVD high-tech, adopté aux États-Unis et voté hier en France, engagent également les libertés et les moyens de la population, dilapidés bêtement par des politiciens atrophiés qui ne comprennent rien à Internet, au Tor et aux cryptochats, et qui auront des conséquences réelles pour ceux qui n'ont rien à cacher.
La Russie reprend, petit à petit, sa vision soviétique, fermée et maximaliste, des Etats-Unis – pour les uns, c'est un Eldorado lointain, pour les autres – l'Empire du Mal. Mais l'Amérique n’est qu'un mythe, car il n'y a pas une seule Amérique. C'est un État étonnamment dichotomique où la lutte pour le progrès et l'obscurantisme coexistent sur la même latitude. Il suffit de se rappeler que dans ce pays, défenseur officiel de la démocratie dans le monde, l'état de l’Utah a récemment rétabli les pelotons d'exécution. Le néo-Goulag de Mordovie blêmit de jalousie.
Chaque fois que je tente de tracer un parallèle entre ma patrie d'adoption, la France, anoblie par quelque trois cent variétés de fromage et près de 3 000 sortes de vin, et ma terre natale, la Russie, épuisée par les négligences et pillages agricoles, je passe des deux côtés pour une désembrayée. Le diagnostique est, sans doute, en partie correct, car mon esprit n'est effectivement pas serein. Pourtant, après avoir pleinement adopté la vie européenne, mais refusant de prendre parti aveuglément, je crois disposer d'une chance précieuse de regarder les deux situations de côté, précisément. Aussi, je m'obstine à considérer mon propre diagnostique pour le moins mesuré.
Du point de vue économique, la Russie se rapproche étroitement de l'Occident. Le ballonnement global du capital en Occident s'est soldé par une appendicite. Après la crise de 2008, tous les spécialistes et non-spécialistes sensés se sont accordé à dire que, dans son expression actuelle, le système économique était, effectivement, malade. On a envisagé de le soigner par des prises de température (contrôles) et par la diète (restrictions rigides), mais l'on s'est rendu compte que la maladie devenait incurable et exigeait une intervention chirurgicale. Les dividendes poursuivent leur gonflement toxique, l'infection progresse et de plus en plus d'économistes et de simples citoyens concluent que si l'on n'ampute pas cet intestin purulent, il faudra se préparer à une évolution fatale.
En Occident, nous caractérisons cette situation par le terme flamboyant « néolibéralisme » - cette nouvelle liberté – qui n'est, en réalité, rien d'autre qu'un néo-euphémisme du vol légalisé, propre à l'Occident et à la Russie à parts égales. Simplement, en Europe et aux Etats-Unis, il est perpétré sous les bannières de la semi-transparence semi-démocratique, ce qui permet de suivre les statistiques de l'écart croissant entre la pauvreté et la richesse obscène. Mais, aussi honnête ou tiré par les cheveux soit l'indice de Gini, les jambes du corps social, infecté par un appendice apparemment totalement inutile, se paralysent de la même manière des deux côtés.
En Russie, la promotion de l'obscurantisme est grandement simplifiée par la concentration exceptionnelle du pouvoir, mais même ici, les situations sont comparables. L'unique vecteur d'information facilement accessible et demandé, la grande presse, appartient non à lui même, mais à de grands industriels et « investisseurs » parasitoïdes, choyés par les gouvernements des deux côtés bien plus que leurs propres populations. Avec le mariage consacré entre le pouvoir et le très grand argent, les niveaux de propagande se rapprochent inexorablement de la barre soviétique. Les priorités économiques sont les mêmes, le partage des richesses – pillage assisté par la corruption ou par la paradisiaque évasion fiscale, sanctionnées par les gouvernements acquis à la cause – est comparable. Les mangeoires se ressemblent incroyablement, seuls les mythes divergent. Macron est nostalgique de Thatcher, le pouvoir russe rêvasse de Staline. À chacun sa mythologie terrible du poing d'acier, mais le désir d'écraser est le même. La liberté individuelle s'arrête là où commence la liberté de son prochain, ainsi, chaque prochain prétendant à sa propre liberté doit être pourfendu avec force et vigueur.
Dans une digression littéraire un peu ratée, j'ai décrit ainsi la situation de Saint-Pétersbourg dans les années 90’ :
Les gens allaient et venaient comme des souris. Des anges déchus. La tête contre le granite. Et puis les rats sont arrivés. Gras, effrayants, organisés. J'ai vu, dans un livre prérévolutionnaire, comment les rats volent les œufs : l'un se met sur le dos, l'autre roule l'œuf sur sa panse et le tire par la queue. Voici ce qu'ils faisaient avec le pays.
Il faut reconnaître que, d'une certaine manière, j'étais le rat à cette époque lointaine, car j'ai fui en Occident – d'abord en Amérique, libre et vaillante, puis en France, libre et charmante. J'ai fui et, pendant un temps, je ne me retournais pas – j'avais sans doute peur de me transformer en colonne de sel, même si ensuite, j'ai péniblement compris la tristesse suicidaire de Sarah.
Mais le temps passe, les navires du monde coulent, et les rats d'aujourd'hui restent accrochés au volant. Leur nave va, l'orchestre joue. Seuls les capitaux prennent la fuite. Dans le système moderne globalisé, les ulcères se déplacent imperceptiblement d'un continent à l'autre, se croisent et envahissent, petit à petit, les âmes et les esprits.
Une prière publique a récemment été consacrée en Russie à l'abolition des sanctions. En France, nous n'en sommes pas là, mais secrètement, nous nourrissons le même espoir de voir la «famine» postmarxiste et, désormais, postmoderne, imposée par l'austérité, s'évaporer comme par miracle divin. Pourtant, ce n'est pas Dieu qui nous tirera de l'affaire par son jugement suprême. Sur la scène commune de notre théâtre de l'absurde, engendrant des tas de victimes réelles parmi les Pozzo, Lucky, Estragon et Vladimir, notre salut ne viendra que de la raison pure et de sa critique constante, vigoureuse et éclairée.