Le 18 novembre dernier, Mediapart publiait un entretien avec M. Christophe Millet, président du conseil national de l'ordre des architectes, qui appelle à « faire le deuil d'une architecture déconnectée de la nature ». Cet appel a été lancé alors que la COP29 discutait des politiques et du financement de la lutte contre les changements climatiques. Notre association, l’International Uklad Institute in Paris, et notre groupe de travail international, travaillent sur ces questions par le biais de méthodes et de modèles pratiques au plus près du terrain - « architecture aride », « uklads arides », « urbanisme aride » - applicables tant en Asie centrale qu’à Paris. Nous avons décidé de répondre à l’appel de M. Millet et proposons ci-après l’article « Chaleur », afin de sortir du format professionnel restreint des discussions de notre groupe de travail et rendre ce débat public.
Le rôle des peuples autochtones dans la préservation de la nature est désormais reconnu et fait l’objet de nombreuses recherches. L’on s’intéresse, en revanche, trop peu à celui joué par les pratiques ancestrales des habitants de certaines villes, souvent peu « modernisées », qui se trouvent pour la plupart dans les pays en développement, notamment face aux conditions climatiques extrêmes. Ces pratiques peuvent nous apporter un ensemble de solutions simples et peu onéreuses face à la chaleur. Exemple de Kagan et de ces « uklads », unités anthropologiques de tout établissement humain, qui assurent la survie de la population, mais aussi de la flore et de la faune, en milieu aride. Nous nous écartons volontairement de la problématique large des changements climatiques pour nous concentrer sur la chaleur.
La chaleur est un problème mondial qui s’invite de façon de plus en plus meurtrière dans l’hémisphère Nord. Rappelons que la canicule de 2022 a fait plus de 60 000 morts en Europe. La chaleur tue et continuera de tuer. C’est un véritable paradoxe : les pays développés, qui détiennent les fonds et les technologies sont assez démunis face à la chaleur, contrairement aux pays en développement, qui se trouvent majoritairement dans des zones arides et qui possèdent une culture millénaire de protection face à la chaleur.
Les villes se trouvent en première ligne face à l’assaut de la chaleur et concentrent le plus de victimes. Or, le modèle de la ville est traditionnellement le seul système capable d’assurer la survie de l’humanité. Les villes continuent de s’étendre, d’innombrables projets de construction (de bâti et de villes entières) sont en cours à travers le monde et leur nombre ne cessera de grandir à mesure que les pays en développement accèdent enfin au développement. La ville a toujours été un îlot de sécurité pour l’être humain. Aujourd’hui, elle est impuissante.
D’où ce constat : l’architecture et la ville doivent devenir une deuxième peau et protéger les habitants de la chaleur, comme notre peau protège nos organes et nos muscles face aux agressions extérieures. L’urbanisme et l’architecture arides peuvent et doivent le faire mieux que notre propre peau, protégeant ainsi les humains, mais aussi les plantes et les animaux. L’ombre et la fraîcheur sont ici les moyens les plus indiqués qui définiront l’architecture et l’urbanisme du 21ème siècle.
Face à la débâcle climatique, l’on a tendance à beaucoup parier sur les hautes technologies. Et pourtant, des solutions de « basses technologies » existent déjà. Nous introduisons, à ce titre, plusieurs termes nouveaux qui, selon nous, doivent guider l’aménagement des villes à l’avenir : architecture aride, urbanisme aride et uklads arides (entendus comme architecture, urbanisme et uklads en milieu aride dont les formes, l’organisation spatiale et les matériaux assurent l’ombre et la fraîcheur).
L’uklad est ici une notion centrale. Il s’agit de l’unité anthropologique de chaque établissement humain, le mode de vie persistant qui se traduit dans l’espace ; les uklads sont de micro-cultures, de micro-économies, de micro-milieux qui définissent la culture, l’économie et le milieu des établissements humains et de leurs pays. L’organisation de la société en uklads caractérise toutes les sociétés nationales sans exception, mais elle n’est perçue ni par les autorités publiques ni par les experts dans leurs analyses. Le mot « uklad » vient du russe et n’a pas d’équivalent ni en français ni en anglais. C’est en tant qu’auteure de la « méthode uklad » qu’Irina Irbitskaya a été engagée comme consultante par la Banque mondiale dans le cadre du projet intégré de développement urbain des villes moyennes de l’Ouzbékistan et a été amenée à s’intéresser particulièrement à la ville de Kagan. La méthode uklad vise à assurer un aménagement des villes centré sur l’être humain dont le but est l’évolution métabolique associant les uklads et la morphologie urbaine.
La ville de Kagan se trouve entre l’oasis de Boukhara et le désert qui ne cesse d’avancer. C’est une ville qui dispose de peu de moyens financiers, le manque d’eau y est cruel (l’eau potable est importée à 80%), mais la ville survit de facto comme une agropolis, produisant de la nourriture pour ses propres besoins et parvenant même à écouler sa production de raisins et de fruits secs sur les marchés de Boukhara, alors que les températures en été y atteignent 40-50°C. Sur de petites parcelles privées, sur fond de manque d’eau et sous le soleil écrasant, les locaux cultivent des fruits et des légumes et élèvent du bétail et de la volaille. 70% des habitants de Kagan pratiquent ces activités, en famille – ainsi la ville de Kagan est composée à 70% d’uklads paysans arides, source de savoir-faire précieux assurant leur survie face à la chaleur, dont le monde a désormais besoin.
La vigne y est un élément d’urbanisme aride qui apporte l’ombre et la fraîcheur. Les habitants prennent soin du couvert végétal, l’entretiennent en créant des tonnelles vertes dans les espaces publics pour répondre à leurs propres besoins en ombre, fraîcheur et alimentation, mais qui sont accessibles à tous et participent ainsi de structures sociales communes. Le mur, dans une ville aride, revêt une signification propre – on y trouve de l’ombre, la surface rugueuse en pierre rafraîchit et humidifie l’air grâce à la condensation qui résulte de l’écart des températures entre le jour et la nuit, nourrissant ainsi la végétation. La terre tassée des trottoirs, qui tient lieu de l’asphalte, est elle aussi source de fraîcheur. Les quartiers présentant le modèle d’uklads paysans arides sont les seuls à Kagan où il est possible de survivre et de mener une vie sociale en extérieur lors de fortes chaleurs. Ce sont là de basses technologies accessibles et abordables, qui ont démontré leur efficacité en Asie centrale depuis des millénaires. Le modèle d’agriculture aride urbaine, que nous avons découvert en travaillant sur le projet pilote d’étude des uklads de Kagan, est la solution recherchée actuellement par les organismes internationaux de développement urbain.
Le développement international du futur ne se réduira plus au transfert de fonds et de technologies vers les pays en développement. Il s’agira d’un échange à part entière. L’expertise de survie face à la chaleur se trouve dans les uklads arides des pays en développement, car ils se situent, pour la plupart, dans des régions arides. Les uklads arides possèdent, sans le savoir, des connaissances vitales pour les villes européennes notamment.
Irina Irbitskaya
Olga Chapou-Melnikova
1. Ballester, J., Quijal-Zamorano, M., Méndez Turrubiates, R.F. et al. Heat-related mortality in Europe during the summer of 2022. Nat Med 29, 1857–1866 (2023). https://doi.org/10.1038/s41591-023-02419-z