II.
Aujourd’hui, c’est Pâques. Pour célébrer la fin de la Passion, ma sœur, les yeux pétillant de perfidie, décide de se lancer dans une séance de lapidation verbale.
– Tu vas rester comme une conne toute ta vie à la maison ou t’as quand même une idée de ce que tu veux faire, ma grande ?
En fait, j’ai bien une idée. J’y ai même beaucoup réfléchi : je voudrais devenir une œuvre d’art dans un musée. Je passerais mes journées à imposer ma splendeur gracieuse au public, sans le moindre égard pour l’émotion des passants. Le temps appartiendrait à mon arrogance nue et marbrée à faire frémir Praxitèle. J’aurais peut-être l’impression de ressembler à une Madeleine dans un bordel où les clients défilent et dévisagent avant de choisir l’élue auprès de qui ils passeront un petit moment de plaisir. Mais c’est toujours mieux qu’une vraie pute, comme ma sœur.
Je lui fais des yeux de chèvre et prends la direction de la salle de bain. D’un revers d’une main charitable, papa lui glisse un « laisse-la » pacificateur et renverse ses cendres sur la veste de costume qu’il a sorti exprès pour la messe. Car aujourd’hui, on va à la messe.
C’est sympa la messe de Pâques, je ne dis pas. Mais bon, maintenant qu’on a banni les signes extérieurs de sexualité hérétique et imposé les symboles d’allégeance religieuse, les vieilles qui me pincent dans les églises quand je refuse de mettre un foulard sont aux anges. En gargouilles appliquées, elles gardent la geôle dans laquelle on a séquestré le Messie avec prière de la fermer sur son message chrétien. Je sais, je sais, nous ne sommes pas au pays des bisounourses. Satan nous cerne de toutes parts… Mais moi, je ne le mettrai pas, ce putain de foulard. Pire, je vais me déguiser en Sappho et sortir avec des filles pour emmerder tout le monde. Particulièrement papa. Pauvre papa.
La foi, noyée dans la griserie de notre quotidien harassé, jaillit chez nous comme un spasme abdominal. Deux fois par an, nous nous adonnons à la lente agonie de trois heures d’office divin. Serrés comme des forçats dans une cellule de prison, nous dodinons en permanence d’un pied engourdi à l’autre. Je me demande combien de folles se jettent à genoux en baisant frénétiquement le sol parce qu’en réalité elles en ont juste marre de rester debout pendant des plombes. Je me jetterais par terre aussi si les semelles de mes bottines n’étaient pas trouées.
– Seigneur, miséricorde !
Mon frère, l’inébranlable soldat de plomb, reste stoïque, sans soupirer. Depuis l’armée, il adore les épreuves d’endurance. Il attend patiemment que le Saint-Esprit s’ordonne à lui comme un commandement. J’espère qu’il a quand même laissé ses couteaux à la maison.
Les jumeaux, galvanisés par la vue de tant d’inconnus, se donnent bruyamment en spectacle. Ils crient aux moments les plus solennels et essaient de manger les cierges que ma sœur a achetés à l’entrée de l’église. Elle a pris les cierges les plus chers. Sans doute pour se faire pardonner pour son absence criante de toute vertu chrétienne. Ma sœur ne prie que par Vogue et doit, sans doute, avaler frénétiquement sa salive à la vue des mendiants qui lui font outrage d’en appeler à sa charité.
– Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
Les gardiens de la foi se meuvent dans le temple en ponctionnant la liturgie d’une litanie de fausses notes. Dans le flot incessant d’odeurs corporelles et d’encens, je dois régulièrement chasser les visions sinistres du Jardin des délices et de tous ces rescapés engloutis par des poissons et des fruits géants. On jeûne depuis ce matin, j’ai faim.
À travers les yeux fermés, le visage de ma mère trahit une souffrance infinie. Je ne sais si elle pleure nos innombrables péchés ou si tout cet or lui a donné un mal de crâne. Jour après jour, elle contemple la vie à travers une épaisse pellicule de poussière, alors, le spectacle doit lui être assez violent.
– La paix soit avec vous !
Mon père énumère laborieusement tous les vices qu’il devra déballer dans son face-à-face avec le créateur. Je crois que papa n’aime Dieu que parce qu’il a une peur panique de bouillir en enfer. C’est peut-être pour ça qu’il a blackboulé la soupe. C’est con, j’aime bien la soupe. Putain, qu’est-ce que j’ai faim !
Autour de moi, les dévots ne pigent pas un mot de la messe, mais tâchent de livrer une preuve convaincante de leur credo et se signent démonstrativement. Je me signe aussi, un peu en cachette. Je les emmerde tous, entre Jésus et moi, c’est perso.
À ma gauche, une jeune femme cherche discrètement à essuyer ses larmes résignées. Elle pleure peut-être le calvaire de sa vie aux côtés d’un mauvais larron. Ou peut-être elle a perdu son chat. Ma sœur, enveloppée d’un châle blanc d’une pureté insidieuse, lui jette un regard dédaigneux, puis la délaisse aussitôt. Ses yeux poursuivent leur recherche méthodique de spécimens masculins viables. Je suis sure que Jésus me pardonnerait si je la giflais. M’enfin, il est occupé à se faire débiter en morceaux pour être donné en pâture à la congrégation.
– Amen.
Enfin, au calvaire christique se succède la joie de la libération gargantuesque. Dans le petit éden loqueteux devant l’église, nous partageons une vingtaine d’œufs soigneusement peints par maman et bénis par le gros diacre barbu à la voix d’outre-tombe. La neige insouciante tournoie joyeusement dans les cieux, puis se transsubstantie en bouillie noirâtre sur le trottoir et s’élance gravement dans le caniveau.
La soif de catharsis enfin assouvie, papa allume une clope et boit une bonne gorgée à la santé du fils prodigue.
Papa : Le Christ est ressuscité !
Mon frère : En vérité, Il est ressuscité !
Moi : (Papa, pose ta gourde. Ceci n’est pas le sang du Christ).