III.
C’est la mère Michel qui a perdu son dé. Un dé noirci, vieux et éprouvé. Un dé en argent, une relique familiale. Un dé qui a traversé les âges, qui a servi, qui a souffert et qui a gardé toute sa dignité et toute sa tête. Un dé magnifique. Un dé immortel.
Ce matin, le Lac des Cygnes ouvrait la journée avec sa mélancolie névrosée à la radio, et chez nous, le Lac des Cygnes annonce toujours un cataclysme.
La boite à couture de ma mère est une boite de Pandore. Elle enferme aussi bien toutes les facettes de sa folie que l’espoir tenace de son salut apaisé. La boite est rangée à la perfection et ma mère aime chacun de ses habitants comme un enfant. Elle leur jette des regards d’une tendresse infinie et doit sans doute leur parler en cachette. Tout y est toujours à sa place, c’est un havre de sérénité, le seul territoire où règne l’harmonie. Cette harmonie est désormais brisée.
Depuis ce matin, nous vivons la malédiction du dé disparu – le monde rassurant de ma mère s’écroule tel un château de cartes. Sous mes yeux, la maison qui abrite le fantôme de maman devient la sépulture qui enterre en ses abimes son plus précieux trésor. Et ma mère se transforme en zombie.
Voulant aider ma mère, mon frère retourne la boite à couture – une entrée en matière digne de la Neuvième symphonie. À la vue de ce carnage, ma mère est saisie d’une crise de panique. Elle se tord les bras, les yeux écarquillés. Encore un peu, et elle se coupera une oreille ou tombera d’un ictus apoplectique. Cette boite est le socle de toute son existence fragile, qui l’eut cru ?
Mon père sent l’arrivé imminente du chaos et perd lui aussi les pédales. La certitude indéfectible que lui confère son statut de maître de cérémonie, ne fussent-ce de perpétuelles Saturnales, s’affaisse des pieds à la tête. Il aimerait disparaître de la surface de la terre, mais son désarroi est tel qu’il n’est même pas capable de se réfugier dans l’alcool.
Visiblement effrayée par la dégringolade psychique et organique vertigineuse de ma mère, d’un habituel placide, ma sœur essaie de l’aider à ranger la boite. Puis m’agresse :
-Putain, mais tu peux pas aller lui acheter un nouveau dé ? Je crois qu’ils en ont au Super Babylon.
Le visage désemparé de ma mère me fait énormément de peine, mais ma sœur est une pauvre conne : pour rien au monde, maman ne troquera son dé pour une merde cheapouille d’un éclat fallacieux. Le dé n’est pas un banal accessoire, il est son fil d’Ariane qui la rattache à l’âge d’argent.
T’manière, je ne suis ni un super-héros ni un migrant transméditerranéen pour m’aventurer, avant d’avoir terminé ma genèse, dans un voyage ionien en soudoyant un passeur crade et en risquant de me faire bouffer par un clebs à trois têtes. Et le jour où j’irai, je le jure sur la tête de maman – je ne finirai pas en colonne de sel. Quand je fuirai cette baraque qui pue le soufre, je ne regarderai pas en arrière. Pauvre maman.
Je suis la seule à avoir encore la présence d’esprit de chercher le dé. Mais comment retrouver un si menu prodige dans ce capharnaüm de fringues, de magazines et de jouets, surtout quand, comme par sorcellerie, ces fichus jumeaux précédent chacune de mes traces et me mettent leurs bâtons de pluie dans les roues en poussant des risées exaltées. Je m’affaire, à la recherche du dé perdu, et deviens peu à peu l’ombre de moi-même, angoissée à l’idée d’être éloignée à jamais du soulas maternel et expulsée, avant l’heure, vers Sodome et Gomorrhe. À ce rythme-là, mon frère finira par faire une éruption volcanique et nous dessouder tous.
L’angoisse qui imprègne l’air de la maison devient palpable et menace de se transformer en tsunami, rasant ce qui nous reste encore d’ataraxie sur son passage impitoyable. La tentation de m’enfermer dans la salle de bain est de plus en plus pressante, mais j’ai peur de me noyer dans la baignoire si ma mère ne récupère pas son dé avant la tombée de la nuit. Quitte à choisir, je préfère encore les bacchanales quotidiennes de papa à cette putain de râle des mers folles qui s’installe irrémissiblement dans notre appart.
Et puis soudain, le chat qui passe sa vie à lambiner dans le royaume de la petite musique de nuit bondit au secours de la famille et déloge le dé, enfoui derrière le buffet, pour le pourchasser joyeusement à travers le couloir.
Sur l’air du tra la la la
Sur l’air du tra la la la
Sur l’air du tra déridéra et tra la la