Mon chéri, tu as neuf ans et toute ta vie devant toi. Dans ta cour d’école, tu te bats contre tes copains à coup de Pokémons. Un Pokémon EX vaut une belle poignée de monstres moins évolués.
Dans la cour des grands, la hiérarchie des valeurs ressemble de plus en plus à celle de tes Pokémons. Dans le business, la seule règle est de gagner. Il faut se battre. La bataille des monstres est même un grand pilier de notre Constitution européenne, qui ne connaît ni égalité, ni fraternité, ni même liberté en dehors de la concurrence libre et non faussée. Dans la cour des grands, cette liberté est imposée, à coups de matraque et de lacrymo, sous l’appellation laconique « Loi Travail ».
Tu es encore trop petit pour comprendre que cette loi poussera les salariés à se battre entre eux et à exclure tous ceux qui, tout comme moi il y a 16 ans, viennent dans ce beau pays pour en être de fiers citoyens. Tu es encore trop petit pour comprendre que cette loi imposera aux entrepreneurs, même aux plus fiers citoyens d’entre nous, un choix trop peu cornélien : se battre contre tous nos semblables ou mourir. Tu es encore trop petit pour goûter à la lacrymo, c’est pourquoi nous sommes partis assez tôt de notre dernière manif il y a quatre mois. J’ai préféré que tu manges une glace et j’espère que tu ne devras jamais pleurer pour défendre le code du travail, fruit d’âpres combats devenu aujourd’hui synonyme de fatwa économique pour ceux qui lapident tous les codes de vie dans une communauté de destin.
Je ne veux pas que tu vives dans un monde où seuls les plus forts s’en sortent et où le gagnant prend tout. A quoi servent les siècles de civilisation, si, au final, nous devons vivre comme les Néandertaliens, avec quelques gadgets en guise de récompense ? Je veux pour toi un monde où les requins cohabitent en harmonie avec les poissons flâneurs, les poissons nettoyeurs et les beautiful losers. Un monde où ni la taille des nageoires ni la longueur des dents ne dicte la loi fondamentale à l’écosystème. Un monde où le poisson-clown ne commande pas aux jeunes dauphins de vouloir devenir de grands requins blancs. Un monde où le refus d’élargir sans cesse son territoire n’est pas perçu comme une maladie mentale. Un monde où l’on a le droit de revendiquer son inutilité économique. Un monde où la poésie n’est pas qu’un barbant devoir d’école, mais un capital des plus précieux. Un monde où tes belles boucles blondes ne te conféreront aucune supériorité sur tes copains Souley, Youlousse et Griffine et où ils ne manqueront jamais d’air. Un monde où le fils de la dame rom au petit chien roux sourira joyeusement sur les bancs d’une école comme la tienne. Un monde où tu seras parfois bâché, mais jamais nassé.
Mon chéri, aujourd’hui, nous nous battons sans cesse pour maintenir notre niveau de vie à flot et nous voir travailler autant t’insupporte et te pousse à nous monter régulièrement sur la tête, un peu comme notre chat qui s’installe sur mon ordinateur pour m’empêcher de travailler, car une caresse a pour lui une importance autrement plus vitale que la valse incessante de mes doigts sur le clavier. Je sais, c’est nul. Je sais que nous te formons, à notre tour, à être fort et à savoir te battre seul et c’est nul aussi. Sache juste que si un jour, dans une dizaine d’années, quand tu auras quitté l’école républicaine où la douceur des professeurs fait parfois de toi le plus sage des doux rêveurs, tu décides de nager dans les eaux troubles des métiers inutiles, nous nous battrons de toutes nos forces pour qu’aucun bateau de pêche ne puisse t’en empêcher. Sois fort et bats-toi pour que, dans ton monde, les petits poissons puissent nager aussi bien que les gros. Voire mieux.