Je dois commencer par un aveu : je n’ai jamais cru au politiquement correct. Je n’ai pas la prétention de dire que sa mort était pour moi prévisible, mais le récent couac médiatique d’une ministre française, dépositaire de l’autorité publique qui a accepté le rattachement de la cause féminine à la famille et à l’enfance, mais qui n’hésite pas à assimiler les musulmanes voilées aux esclaves, ne me surprend guère. Le politiquement correct est un écran de fumée. Aujourd’hui, cette fumée est en passe de se dissiper. Il prétendait faire barrage à l’expression langagière du racisme, mais a tout ignoré de l’expression structurelle des divisions qui nourrissent le mépris et la haine. Une notion qui s’impose par sa seule structure formelle et garde la coquille du sens vidée de tout contenu réel n’a aucune chance de survie. Si la pointe linguistique de l’iceberg se met à voguer seule, détachée de l’indispensable bloc de glace que doivent être le respect (terme bien plus explicite que la novlangue de bois du politiquement correct), mais aussi la liberté, l’égalité et la fraternité (devises éminemment françaises que l’on arrache de haute lutte), les langues finissent par se délier. Le courant haineux, qui s’agite depuis toujours sous cette structure fragile que nous n’avons pas cherché à cimenter, reprend alors son droit de parole. Le « nègre » n’en est qu’un ultime écho.
Le politiquement correct nous vient de loin à double titre : cette expression était d’abord utilisée par les communistes soviétiques qui défendaient la position du parti quelle que fût sa substance morale. L’ère du néo-libéralisme américain lui a insufflé un sens nouveau et le travestissement de la langue a pris alors son inexorable envol. Aujourd’hui, la ligne du parti est défendue coûte que coûte (au parti et à la société) par les soldats nano-politiques de l’ordre établi dont la seule force réside dans les forces de l’ordre. Et si la notion de politiquement correct n’a pas pris souche en France, pays de la licence poétique du droit au blasphème, son essence a pénétré toutes les sphères de la vie publique bien au-delà de l’outre-Atlantique. C’est ainsi que, depuis des années, la langue fait les frais du vide de pensée dans lequel se confondent le politiquement correct et l’ouvertement cynique : plan social pour destruction d’emplois, modernisation pour régression, plan d’aide pour crédit forcé sur un pays en détresse. Je vous ai compris, j’ai changé, c’est maintenant.
Seulement, la langue est fourbe. Elle se montre souple, mais elle développe d’extraordinaires capacités de résistance. Si le pan révolutionnaire de l’idiome est longtemps resté en sommeil suite à la désintégration de l’ancien monde ouvrier qui l’incarnait par son existence même, les noirs américains et les « nègres » de la république française se sont approprié l’outil de la malice linguistique.
Le langage particulier des « banlieues », avec ses propres tonalités, ses jeux de mots (ils nous l’ont même faite à l’envers !) et son éclectisme prononcé, est un cas emblématique. À première vue, il s’apparente à un régionalisme, une forme de dialecte propre à un groupe délimité par un territoire et une histoire commune. En France et aux Etats-Unis, ce « dialecte » est pratiqué par des groupes qui résident dans un relatif isolement territorial et dont l’histoire commune se réduit principalement à une vie de relatif isolement social dans les bas échelons de la chaîne « alimentaire » professionnelle et publique. L’envie pressante d’expulser le voile hors de notre vue commune sans aucune vision est le pendant du politiquement correct verbal – ne rien dire, ne rien voir, ne rien entendre. Rideau. Ghetto. Silence. Pourtant, ici comme outre-Atlantique, le dialecte de cette caste que l’on aimerait ne jamais avoir à toucher au quotidien, exerce une forte influence sur le langage parlé par tous, ce qui montre les limites de l’isolement réel de ses porteurs. La langue est le premier moteur de résistance. Il suffit de savoir l’écouter. Elle a ceci de précieux qu’elle réagit toujours aux évolutions sociétales. Ainsi, la tendance actuelle d’établir une égalité linguistique réelle des sexes, marquée tant par l’anecdote de « Madame le Président - Monsieur la députée » à l’Assemblée que par l’utilisation accrue du e(é) dans les textes progressistes reflète un changement tectonique, qui ne reste imperceptible sous le flot d’injures que parce que la société régresse dans la phase anale avant d’entamer (j’en suis convaincue) une phase de progression foudroyante. La faute principalement aux jeunes « casseurs ». Ceux-là même qui nous cassent les oreilles, ou plutôt les yeux, avec leurs fautes de français à chaque mot.
Ces jours-ci, la jeunesse fait beaucoup parler d’elle. Pendant que le gouvernement réprime l’expression de son indignation, l’Unicef classe la France 35e sur 37 pays de l’OCDE en termes d’écarts de performance en lecture, maths et sciences constatés en fonction du milieu social.
Les tenants de la « vraie » éducation (éducation –correction, usant allégrement de ceinture, ou plutôt de matraque et de gaz, qui a pour vocation de faire pleurer ceux qui refusent d’obéir) s’insurgent contre la déroute orthographique et grammaticale des jeunes générations et estiment que le rôle premier de l’école est d’enseigner les règles formelles de la langue française et les mathématiques aux enfants. Pourtant, avant d’en appeler à la suppression des disciplines « inutiles » à l’école au profit du français, du français et du français (l’anglais étant la seule notable exception communément exigée, car, dès la maternelle, il faut commencer à maîtriser le mal-parler universel, indispensable par son utilité appliquée, sourde à toute nuance), il faut s’interroger si notre système éducatif est le seul responsable de cette situation. Personnellement, je pense que le discours de « ne plus savoir écrire un mot » est en passe de devenir archaïque. Les jeunes qui se forment aujourd’hui ont déjà à leur disposition quelques outils leur permettant de corriger les fautes d’orthographe et de conjugaison et cet arsenal technologique se renforcera sûrement dans les années à venir. Savoir correctement orthographier un mot ne sera plus une compétence indispensable, car l’écriture manuelle est en passe de disparaître au profit de l’ordinateur. La seule qualité qui sera requise pour ressentir le besoin de soigner son orthographe, c’est l’amour de la langue. Seulement, un manuel scolaire ne sera jamais suffisant pour inculquer l’amour d’une phrase joliment composée, la curiosité envers la richesse du vocabulaire, l’envie de dépasser le recours à la communication purement utile.
Jusqu’ici, cette « identité » linguistique du bon f(F)rançais s’est construite comme un outil de distinction de classe, permettant par là-même d’exclure les groupes sociaux jugés inférieurs et devant être, à tout prix (y compris au prix exorbitant du chômage de masse), maintenus dans cette infériorité. Le révolutionnaire russe Lounatcharski proposait, il y a un siècle, de supprimer l’orthographe précisément pour cette raison. Aujourd’hui, l’écart linguistique commence à se brouiller. Si, du côté des banlieues, le français se réinvente sans cesse, la classe dirigeante ne maîtrise ou ne souhaite plus maîtriser la langue, car elle ne maîtrise plus grand-chose. Outre les injonctions et les rappels à l’ordre, elle n’a, globalement, plus rien à dire. Aucun message transcendant (n’oublions pas que, dans la culture chrétienne, dont se revendiquent les identitaires français, Dieu est parole) n’émerge de ses discours. Aucun dialogue de fond n’est plus possible entre cette classe et la société vivante, séparées par un schisme palpable, ni même au sein de cette classe, comme en témoignent les séances d’insultes au Parlement. Depuis l’épisode, si court, de la « négresse » du gouvernement qui faisait crisser les oreilles par son éloquence hors norme déployée en poésie pour une cause véritablement transcendante, l’Assemblée hurle ou se tait, mais vote, tambour battant, des lois du dernier mot.
Mais, le langage a ses raisons que les cyniques ignorent. Le langage est un organisme vivant qui sait se débattre, et le mouvement de la Nuit Debout montre que c’est précisément dans le débat que la langue, élément constitutif d’un État au même titre qu’un gouvernement central, trouve sa principale force. La renaissance de l’amour du français, outil fédérateur, plutôt qu’outil d’exclusion, passera par la digression à la règle. Elle viendra quand on choisira de dialoguer avec les élèves, comme l’ont fait les enseignants cités par Laurence De Cock après les attentats, plutôt qu’opter pour la criminalisation du politiquement incorrect dans la bouche des enfants. Elle viendra quand on s’intéressera au sens du métalangage (au sens barthien) exprimé par le port du voile. Elle viendra quand on apprendra, ensemble, à penser et parler le transcendant - l’intérêt (plus) général plutôt que l’utile qui, à l’ère de la révolution technologique permanente, devient obsolète à la vitesse du son. In fine, assis, debout ou en dansant, la renaissance viendra quand nous remplacerons le politiquement correct par le politiquement juste. Tout simplement.