Depuis la nuit des temps, le monde, ici comme ailleurs, est peuplé de fantasmes.
Nous avons fantasmé la Terre qu’à tout prix nous voulions plate et au centre de l’Univers, la genèse de l’être humain que nous voulions devoir à la Providence plutôt qu’aux poissons et aux singes, l’éducation sexuelle que nous avons prise pour des cours de masturbation à l’école et la complexité de nos devoirs de maths.
Avant comme après la tuerie du 11ème arrondissement, nous avons fantasmé Charlie – tant d’esclandres et si peu de lecteurs pour ce périodique tiré à quelque 45 000 exemplaires. Malgré les millions d’exemplaires vendus mercredi dernier, nous fantasmerons encore, journal en main, le Charlie Hebdo d’avant le 7 janvier, car il ne sera jamais le même. Comme l’a si justement remarqué (et regretté) le dessinateur Luz, Charlie Hebdo est devenu un symbole. Il nous sera, en effet, difficile de le lire autrement qu’à travers le prisme de notre stoïcisme démocratique, maintenant que nous avons clamé la liberté d’expression. Il lui sera, en effet, difficile de résister à l’évolution après cette pluie de météorites et l’extinction de tous ses dinosaures.
Avec le concours de nos médias, nous avons fantasmé le musulman. Avec ce musulman, nous sommes aujourd’hui en guerre, selon les dires de notre chef du gouvernement.
Cette guerre des civilisations est un mythe banal, une prophétie auto-réalisatrice enfantée à travers les âges par nos lubies d’expansion territoriale (les nôtres comme les leurs), née, dans sa forme actuelle, d’une guerre civile en Afghanistan (et d’une guerre froide entre deux idéologies qui répandait du sang bien chaud sur une terre étrangère bien lointaine, les Etats-Unis comme la Russie restant à ce jour embourbés dans un antagonisme sanglant face à leurs musulmans) et alimentée en 2003 par un mensonge pur et simple – celui de George Bush et de son administration concernant les armes de destruction massive en Irak. L’Occident y a semé le chaos et récolte depuis la tempête « djihadiste », car toute guerre des civilisations oppose, par essence, deux barbaries : quelle drôle d’idée, en effet, de combattre l’obscurantisme et de répandre la démocratie avec des drones.
Il est dans la nature de l’être humain de fantasmer l’autre, en bien ou en mal, quel que soit cet autre. Nous le fantasmons les uns parce que nous « manquons » d’amis, les autres, parce que nous voulons rester seuls face au confort de nos certitudes. En disant « ami », je pense autant à nos copains qu’à nos compatriotes et aux étrangers, ici et ailleurs. Même le couple, cellule suprême de nos sociétés au point que le mariage pour tous a provoqué une mini-guerre civile, est fondé sur ce fantasme. Après la curiosité et le mystère de départ, nous découvrons petit à petit la personne dont on partage la vie – lui et sa satanée manie d’éparpiller ses chaussettes sales dans notre habitat commun, ordonné selon les principes qui sont, pour nous, d’une évidence biblique. Si notre fantasme ne se réalise pas, on s’indigne, on cherche à changer notre compagnon et, lorsqu’on n’y parvient pas – fort heureusement, on n’y parvient jamais, outre peut-être les chaussettes sales - on l’accepte (de préférence dans le respect) ou l’on se déchire.
Le monde occidental et le monde arabe forment aussi un couple : nous l’avons épousé au 19ème – mariage forcé, mais mariage tout de même (je passe volontairement sur les tribulations de ce couple aux temps de l’empire arabo-musulman, des croisades et de l’âge ottoman, car face à la complexité de cette salsa militaro-conjugale, je préfère le confort de la réflexion sur le passé récent et le présent) – puis nous avons cherché à le changer. Aujourd’hui, notre couple se déchire, et le divorce à l’amiable semble hors de portée – que de biens à partager et d’enfants nés de ce mariage et vivant sous notre toit.
Après les colonisations d’antan, la mondialisation que nous avons acceptée pour nous et cherché à imposer aux autres voudrait que le monde entier vive au sein d’une même famille, famille régie par un « parent » patriarcal et tyrannique qui se fantasme plus sage que les autres et qui croit mieux savoir comment assurer la survie de cette même famille. Ce père oligarchique - la Troïka BCE-UE-FMI, le triumvirat argent-politique-complexe militaro-industriel, une sainte-trinité - s’apparente plutôt au gourou d’une secte tenant ses disciples dans la terreur de la fin du monde apocalyptique ou encore au proxénète forçant ses « administrées » à livrer l’intime (santé, éducation, services publiques) sur l’autel de sa cupidité.
Je caricature, bien sûr, cette relation. Ou plutôt, je la fantasme en mal. Nous pourrons peut-être, je l’espère, éviter le divorce. Ou mieux encore, supprimer le mariage et ensemble vivre le libre choix égalitaire dans un panthéon romain remis au goût du jour. Ce sera, en tout cas, toujours plus facile que d’éradiquer la mondialisation (terme récent et présomptueux, tout comme les deux guerres « mondiales », mais réalité historique si ancienne), car l’homme a toujours regardé vers d’autres cieux –par goût du lucre ou par simple curiosité.
On fantasme même et surtout la terreur, car si le terrorisme d’aujourd’hui n’était pas une forme de guérilla moderne frappant le plus cruellement les populations que nous fantasmons en croisade contre nous, la terreur aurait tiré profit du rassemblement massif de ce 11 janvier pour porter un grand coup d’éclat à sa propre cause. Or, c’est sur les paisibles villages nigérians que, la veille de l’attentat parisien, s’était massivement abattue l’horreur. Les défilés solennels dans les nombreuses villes françaises se sont, eux, déroulés dans le calme.
Des millions de Français sont sortis dans la rue ce dimanche-là. On peut s’en émouvoir (impossible, en effet, d’y rester indifférent) ou décrier l’unanimisme. On peut même fantasmer une réelle unité pan-nationale, une volonté massive de vivre ensemble, un rejet des murs de séparation. Un fantasme en bien – un désir, un espoir et une ambition. L’avenir nous dira si nous prenons nos désirs pour la réalité ou si nous parviendrons à transformer ce conte de fées en un livre d’histoire. Mais une chose reste sure : les Français qui ont défilé à travers le pays pour dire que non, ils n’avaient pas peur, ont balayé d’un revers de trois millions de mains le fantasme du terroriste omniprésent. Ils n’ont pas défilé en héros résistants bravant l’ennemi, la menace et la mort probable. Ils ont défilé parce qu’ils ne croient simplement pas en l’existence ubique de cet ennemi.
J’aime citer Léon Wieseltier, un ancien de The New Republic (journal américain sacrifié au Mammon) qui considère que dans les sociétés démocratiques, gouvernées par les opinions de leurs populations, un citoyen qui ne pense pas est un délinquant. Mais à l’âge de l’information, la presse qui, au mépris des réalités, nourrit, par fainéantise intellectuelle face à la complexité de ces réalités ou par simple goût du lucre, le fantasme du musulman, celui de la guerre des civilisations, n’est-elle pas une presse délinquante ?
Et les hommes politiques qui bâtissent leur discours sur ces fantasmes ne sont-ils pas de simples criminels ? En voulant karcheriser les banlieues, ils étouffent l’espoir égalitaire qui peut fleurir dans l’esprit enflammé et influençable de nos jeunes. En entrainant leur population dans une guerre manichéenne entre le Bien et le Mal, ils massacrent la crédibilité de leur pays pour des décennies à venir. En torpillant nos libertés au nom de la sécurité, ils nous indiquent que chacun d’entre nous est un terroriste potentiel. Ce fantasme mortifère ne tranche-t-il pas singulièrement avec le fantasme (désir, espoir ou ambition) d’une issue heureuse incarné par « l’avenir radieux » des révolutionnaires de 1917, l’enthousiasme d’après-guerre ou la victoire imminente de Syriza ?
Choisirons-nous le fantasme positif – cette volonté d’assouvir notre curiosité auprès de nos amis proches et lointains – ou préfèrerons-nous le confort de nos certitudes nées de fantasmes destructifs et pernicieux, la face à peine cachée de notre angoisse d’avenir morbide et d’impuissante fin de vie?
Être ou ne pas être, telle est la question que nous devons poser en regardant le crâne de Charlie, ce bouffon républicain d’une verve infinie.