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Billet de blog 28 janvier 2016

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Paris tarit la source de la musique pour tous

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En cette période d’économies de bout de chandelle, la flamme a atteint un élément des plus fragiles dans sa préciosité et précieux dans sa fragilité, paraffine patiente de la construction minutieuse d’une belle polyphonie parisienne - les cours individuels de musique dispensés par les centres d’animation parisiens dont la disparition prochaine a été annoncée, mezzo voce, par la mairie de Paris dans un quart de soupir assourdissant, outre un article circonscrit paru le 18 janvier dans Le Parisien. Désormais, ces cours devront être dispensés à des classes de six élèves.

La maîtrise d'un instrument est un savoir qui se construit en filigrane et l'attention du professeur à chaque élève est son socle indispensable, car le génie qui saisit à la volée les nuances de la prouesse technique et se perfectionne de manière autonome est rare, si tant est qu’il a déjà existé. Derrière chaque succès musical, quelle que soit sa portée, se cache un enseignant attentif, éventuellement aidé d’un parent dévoué, parfois tortionnaire, à l’instant du père de Paganini qui l’enfermait dans un placard ou de celui de Beethoven qui le rouait de coups pour lui donner du courage.

Les centres d’animation offrent ce grand avantage aux Parisiens de tous âges de profiter d’un enseignement de qualité dispensé dans un cadre accueillant, moins rigide que celui des conservatoires - chemin de croix qui ne réussit qu’aux enfants les plus dévoués secondés par leurs parents, souvent avertis aux notions de la musique. Un cadre où les enfants des familles non-atteintes par l’atavisme traditionnel de la bourgeoisie en matière de formation à la pratique d’un instrument trouveront une honorable voie musicale pour leurs enfants pour un tarif calculé selon leurs moyens et non leur origine sociale.

La solution prônée par la mairie d'ouvrir l'enseignement de la musique à un plus grand nombre et à des tarifs plus avantageux est louable, nul ne peut en douter. Simplement, si ce désir s'applique à l'enseignement des instruments musicaux, le seul moyen d'y parvenir est d'augmenter singulièrement le budget et de proposer davantage de places en cours individuels aux petits et grands Parisiens. Sinon, il faut abandonner entièrement l'enseignement des instruments au profit des cours collectifs d'éveil musical sans prétendre pouvoir former les esprits et les corps à la maîtrise du sésame (piano, violon, flûte ou autre) souvent si précieux en termes d’investissement financier qu’il représente pour les familles. Ce type d’enseignement a déjà existé en France à travers les cours de flûte à bec obligatoires dans les écoles, désormais supprimés du programme.

Aujourd’hui, la mairie de Paris s’efforce, tout à son honneur, de proposer un large éventail d’activités musicales dans les établissements scolaires et, lors d’une récente réunion de travail à laquelle j’ai assisté en qualité de parent d’élèves, ses représentants ont exprimé l’espoir sincère que cela suscite quelques vocations chez les enfants qui ne seraient sans cela jamais confrontés à de tels loisirs. Vocations qui ne trouveront aucune traduction de qualité dans un cours à six, car l’implication personnelle dans l’apprentissage ardu de la musique ne peut se passer de la fierté d’être capable de produire de la beauté, capacité conditionnée à un enseignement individuel, attentif à chaque étape de l’évolution, à chaque erreur, à chaque tonalité ratée.

Ce n’est pas un hasard si mon enfant fréquente aujourd’hui un centre d’animation parisien où il suit des cours de flûte traversière. Mon propre parcours musical s’est déroulé loin de la capitale française, en Union soviétique qui affichait aux yeux du monde un souci de justice sociale en matière d’accès à l’instruction. La pratique sportive y était ouverte à tous et souvent gratuite et les cours collectifs privilégiés aux disciplines individuelles, portant plutôt le marqueur de l’esprit capitaliste, dans un souci de construction d’une véritable culture physique (fizkultura) au service de l’utopie nationale. Et pourtant, l’enseignement de l’instrument n’y a jamais été envisagé sous un angle collectiviste. L’attention des enseignants était strictement individualisée, tombant souvent sous le coup de l’affect et de l’orgueil blessé lorsque les devoirs n’étaient pas exécutés avec toute la minutie exigée. Dans mon cas, cette attention pouvait prendre la forme d’une claque sur la tête généreusement dispensée, à chaque fausse note, par une figure canonique du Conservatoire Rimski-Korsakov de Leningrad - amie, nous disait-on, dans sa jeunesse, de Dmitri Chostakovitch - à qui nous devions rendre des comptes à l’issue d’un mois de cours hebdomadaires d’une heure, à l’autre bout de la ville, avec mon enseignant, étudiant au conservatoire. Dans l’attente angoissée de ce rendez-vous maudit, nuit blanche faite de convulsions apeurées, comme celles que l’on pouvait traverser avant un rendez-vous chez le dentiste soviétique, je ne pouvais m’empêcher de penser que Chostakovitch devait sans doute la fuir, elle et ses doigts crochus, à chacune de leurs rencontres « amicales ».  Au grand dam de ce canon, Sophia Khentova, j’ai quitté le conservatoire et abandonné la musique à 14 ans, après 10 ans de loyaux services.  Et si, malgré les corrections martiales, je garde aujourd’hui un souvenir plutôt tendre de ma si effrayante professeure, le conservatoire rime pour moi avec souffrance physique et psychique, choix dont je laisserai le loisir à mon enfant quand il sera en âge de l’apprécier à sa juste rigueur. Si tant est qu’il parvienne à y accéder, les places étant aussi rares que les entrées abordables à l’opéra Garnier si l’on ne se lève pas très, vraiment très tôt.

La musique étant restée, malgré ma propre fugue, un passage obligatoire dans mon imaginaire éducatif, mon regard s’est donc tout naturellement porté sur les centres d’animation. C’est avec une profonde gratitude envers la mairie que j’y ai découvert une porte vers la musique pour mon enfant au sein d’un cours suffisamment rigoureux, mais n’exigeant pas l’abdication quasi-absolue de soi sur l’autel de la musique que demande le conservatoire (toujours dans mon imaginaire, peut-être). Mon attention despotique de parent convaincu de l’indispensable nécessité de la formation musicale y est jugulée par une professeure qui aime la musique autant qu’elle semble aimer les enfants. Et qui ne peut accepter de sacrifier son engagement dans un cours à six à raison d’une heure par semaine étant consciente du travestissement profond que subira alors sa vocation. 

Noyer la musique dans la masse n'est possible, et souhaitable, qu'au sein d'un orchestre symphonique où chacun maîtrise sa partition. La logique économique qui met en sourdine l’investissement dans la qualité conduit, elle, à la cacophonie où chacun hurle plus fort mais tous sont inaudibles et la beauté du commun s’en sort tailladée en son rythme et sa tonalité. Constat qui dépasse largement le cadre de notre sujet.

Ouvrir l'apprentissage de la musique au plus grand nombre et proposer un enseignement de qualité tout en réalisant des économies sont des objectifs manifestement inconciliables. Si nous ne parvenons pas à barrer la route à ce requiem for a dream, l’économie l’emportera sur la qualité, un finale et un choix proprement tragiques. Cette tragédie, qui n’a finalement rien de lyrique, est un chant du cygne de la musique pour tous à Paris.

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