Olga L. Gonzalez (avatar)

Olga L. Gonzalez

Sociologue

Abonné·e de Mediapart

35 Billets

0 Édition

Billet de blog 12 mai 2022

Olga L. Gonzalez (avatar)

Olga L. Gonzalez

Sociologue

Abonné·e de Mediapart

Retour sur Ingrid Betancourt, phénomène médiatique français décrié en Colombie

Parmi les candidats à l’élection présidentielle en Colombie figure Ingrid Betancourt. Celle qui fut promue au rang de « sauveuse de la Colombie » par les médias français il y a vingt ans ne soulève toujours pas l’enthousiasme de ses compatriotes.

Olga L. Gonzalez (avatar)

Olga L. Gonzalez

Sociologue

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans trois semaines aura lieu le premier tour de l’élection présidentielle en Colombie. Ingrid Betancourt est, aujourd’hui, toujours candidate. Cependant, celle qui a été pendant longtemps le personnage colombien favori des Français n’a ni la faveur de ses amis politiques, ni la sympathie des électeurs (elle a 0,5% d’intention de vote dans les sondages). Selon les rumeurs, elle s’apprêterait à abandonner sa candidature. 

Ingrid Betancourt a été une des dernières candidates à se déclarer, mais son entrée en campagne fut particulièrement embarrassante. D’une de ses premières apparitions à la télévision, les Colombiens ont retenu cette séquence où on la voit désorientée, ne sachant pas quel est l’âge de la retraite dans le pays qu’elle aspire à gouverner, ne connaissant pas les hommes politiques les plus puissants du pays, et distribuant des bonus ou des malus en fonction de ce qu’elle considère comme le critère déterminant pour se rallier ou non à un homme politique, son niveau de clientélisme (la « maquinaria »).

La « lutte contre la corruption » et « la lutte contre les maquinarias » (en synthèse, la capacité à obtenir des voix par la contrainte ou moyennant de l’argent) ont, pour Ingrid Betancourt, un statut de mantra politique. A défaut d’un diagnostic précis, ou de propositions de fond pour affronter ces problèmes, elle se pose en arbitre moral. Politiquement, Ingrid n’a pas arrêté de cumuler des comportements erratiques : elle se rallie à la coalition de centre, qu’elle accuse ensuite d’être imprégnée de « maquinaria » ; puis, deux mois après avoir quitté avec fracas cette coalition de centre, elle se pose en « rassembleuse » pour coller les morceaux qu’elle a contribués à briser. Ou bien : Ingrid Betancourt cherche à se réunir avec l’ancien président Uribe, alors qu’il domine des formations ouvertement clientélaires et liées aux mafias.

Illustration 1

Dans son propre parti, Oxigeno, elle est également contestée. Il faut ici préciser qu’Ingrid Betancourt a une ressource importante en Colombie : elle « possède » le statut légal d’un parti politique, condition légale indispensable pour être candidat à la présidence. Or, dans le système politique colombien, les partis sont extrêmement difficiles à former (globalement, il faut avoir obtenu un siège de député, soit environ 500 mille votes, pour déclarer un parti politique). Ingrid Betancourt a récemment « récupéré » le statut légal de son ancien parti, celui d’avant son enlèvement. S’il est vrai que pratiquement tous les partis politiques sont inféodés au chef, et sont peu démocratiques, Ingrid n’est pas l’exception. En raison de ses positions changeantes par rapport à la coalition qu’elle avait initialement ralliée, elle est contestée par les deux élus de son parti (un sénateur, un conseiller).

Aux yeux des Colombiens, Ingrid Betancourt ne s’intéresse à son pays qu’au moment des élections. Selon les sondages de 2022, elle est une des personnalités politiques ayant l’image la plus négative dans le pays. Pourtant, Ingrid bénéficie d’un capital international très puissant. Elle est probablement la personnalité colombienne la plus connue dans le monde. Comment expliquer ce divorce entre une opinion colombienne rétive à Ingrid Betancourt et une opinion internationale positive ? Dans une grande mesure, il s’explique par la bonne image dont elle jouit à l’étranger : elle est vue comme une femme opportuniste qui exploite une certaine image du pays pour se frayer une carrière politique. Pour mieux comprendre ce paradoxe, il faut se pencher sur la manière dont les Français ont transformé une fable médiatique en une réalité politique.

Ingrid est devenue célèbre bien avant son enlèvement par les Farc (février 2002). La date de son succès médiatique en France est très circonscrite : le 7 mars 2001, celle qui était alors sénatrice est l’invitée de l’émission « Des racines et des ailes ». La Colombie jouit alors d’une très mauvaise réputation. Les Français n’y connaissent pas grand-chose, juste quelques éléments essentiels : le pays est en guerre, les mafias et les narcotrafiquants gouvernent, les hommes politiques sont tous ineptes et corrompus. Le reportage montre la sénatrice chez elle (elle lit une lettre sur la mort à ses enfants), elle rend visite aux indiens, elle se rend dans un taudis, elle se rend dans la zone démilitarisée pour faciliter les pourparlers avec les Farc, elle regarde des enfants traverser une rivière dangereuse pour aller à l’école. Les journalistes français la suivent partout, puis lui demandent si elle est prête à devenir la présidente de la Colombie. Oui, elle veut libérer le pays de la drogue et de la corruption, dit-elle. C’est donc par le biais d’une émission grand public que les Colombiens ont découvert les aspirations présidentielles d’Ingrid Betancourt.

L’opération médiatique a été très bien montée. Est-il un produit dérivé conçu par l’éditeur de son livre, Bernard Fixot ? A l’époque, cet éditeur de best-sellers produisait des livres assaisonnés avec les ingrédients qui marchent bien en France : un peu d’histoire, beaucoup d’exotisme, et les valeurs universelles que sont l’amour et le courage. Son héroïne de 2001 avait un gros avantage sur les histoires qui se déroulent en Egypte ancienne ou au Pérou des incas : elle pouvait faire des déclarations à la presse en français, langue qu’elle maîtrise parfaitement bien.

Ingrid a grandi en France (à l’Avenue Foch de Paris). Fille d’ambassadeur, elle a fini ses études en Colombie, où elle a profité du réseau de ses parents pour s’insérer professionnellement (sa mère était députée au Congrès). Son antipathie vis-à-vis d’Ernesto Samper remonte aux années 1980. Or, c’est précisément lui qui est devenu président de la République en 1996. Comme d’autres avant lui, il a bénéficié du soutien financer des mafias.

Ingrid affirme dans son ouvrage que M. Samper a essayé de l’assassiner en deux occasions, et qu’il est responsable d’au moins neuf autres crimes. Les Français croient cette version des choses, d’autant plus qu’elle n’est contredite par personne : M. Samper fait un procès à l’éditeur, le somme d’apporter les preuves de ces « crimes ». La défense de la maison d’édition consiste à dire que le livre est un « pamphlet » et ne doit pas apporter des preuves de vérité. Un mythe est né : Ingrid est une femme poursuivie par le pouvoir en place. Elle est courageuse, déterminée et seule. Les Français vont l’accompagner. Dans la semaine qui suit, son livre « La rage au cœur » se vend comme des petits pains.

Son enlèvement par les Farc en février 2002, au moment de la rupture des négociations de paix (gouvernement Pastrana) est, évidemment, un épisode douloureux dans un pays qui en connaît tant (39 000 personnes kidnappées entre 1970 et 2010 ; 9,2 millions de personnes se sont déclarées victimes du conflit armé depuis 1985). De nombreux comités pour sa libération se forment partout en France. Il est probable que du fait de sa notoriété internationale, la libération d’Ingrid Betancourt ait été retardée. Il est certain, par ailleurs, que ce soutien international a été vu comme un « privilège », augmentant l’antipathie de ses compatriotes à son égard.

Vingt ans se sont écoulés depuis le reportage français où les Colombiens ont découvert la première aspiration présidentielle d’Ingrid Betancourt. En 2022, à nouveau candidate, elle n’a toujours pas la préférence des Colombiens, et intéresse peu les Français. Le contexte colombien a-t-il beaucoup changé ? Les Français sont-ils devenus indifférents par rapport à ce qui se passe dans ce pays ? Seraient-ils toujours prêts à croire qu’une seule personne puisse « sauver » un pays ? Et les Colombiens ? Une bonne partie d’entre eux fait davantage confiance à un candidat, M. Gustavo Petro, un ancien guérilléro qui par certains aspects rappelle le côté « providentiel » dont Ingrid fut investie il y a vingt ans. J’aurai l’occasion d’y revenir dans les prochains jours.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.