Olga L. Gonzalez
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Billet de blog 12 sept. 2020

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Septembre violent à Bogota

Le meurtre de Javier Ordoñez, dans la nuit du 9 septembre à Bogota, par les forces de police a donné lieu à des émeutes les nuits suivantes. Le 11 septembre, on comptait déjà 13 morts, la plupart tués par une police qui semble complètement échapper au contrôle de la maire Claudia Lopez. Voici le récit des événements par une sociologue née à Bogota.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Deuxième semaine de septembre. Images de guerre urbaine dans ma ville, Bogota. Je demande à un de mes amis virtuels de m’envoyer quelques clichés pris par lui. Je préfère avoir une photo avec licence, et une photo d’une zone de Bogota moins couverte par les grands médias.

Illustration 1
CAI du quartier « Laureles », localité de Bosa, Bogota, nuit du 10 septembre 2020. © Moisés Gaitán

C’est une photo du CAI d’un quartier de Bosa qu’il m’envoie. CAI, pour « Centre d’Attention Immédiate » : ce sont les postes de police mis en place dans les années 1990 à Bogota. Une petite douzaine d’agents de police y travaille. Ils sont censés connaître les zones chaudes des quartiers. En dehors de l’officier et du commandant, ils gagnent un smic (1 million de pesos, soit environ 300 €), et juste un peu plus s’ils ont 10 ans d’ancienneté ou s’ils se trouvent dans des zones difficiles. C’est dire que ce sont des postes réservés à la classe prolétaire… Comme les soldats du pays, parmi les plus mal payés des fonctionnaires.

Deux de ces agents ont interpellé, dans la nuit du 9 septembre, un citoyen qui se trouvait dans la rue, en compagnie de ses amis, en train de boire et de discuter. On ne connaît pas les motivations précises de l’interpellation, mais la sociologue née à Bogota et bien informée sur la Colombie que je suis l’imagine ainsi (les détails sur la vie professionnelle de la victime sont vrais) :

2h du matin d’un mardi. Quelques chauffeurs de taxi discutent dans la rue, à côté d’une des vendeuses ambulantes qui propose des cafés encore tard le soir. Les taxistes se méfient terriblement de la police, qui par temps normaux les harcèle en raison de leurs manquements au code la route et les couvre de contraventions. Ils sont par ailleurs craints, et aussi méprisés par une bonne partie des Bogotains, surtout depuis l’arrivée il y a quelques années des Uber. Les taxistes s’étaient farouchement opposés à cette forme de concurrence qu’ils jugent complètement déloyale, mais les usagers ont considéré que les voitures neuves des Uber et les tarifs préférentiels étaient incontestablement meilleurs que les taxis jaunes, où tant d’abus (vols, kidnapping express, etc) ont été documentés depuis deux décennies.

Javier Ordóñez était un des taxistes qui se réchauffait cette nuit froide. Comme chez la plupart de ses collègues, son choix de métier était le résultat d’une reconversion professionnelle. Affronter les embouteillages et la pollution de la ville n’était absolument pas drôle, mais c’était la forme la plus sûre pour pouvoir subvenir aux besoins de sa famille, et notamment pour payer l’éducation de ses deux enfants de 11 et 15 ans. Javier avait une grande confiance dans l’éducation. Il avait fait des études d’aéronautique dans le passé et gardait une curiosité très vive. A 44 ans, il faisait des études de droit. Il révisait ses codes lors des discussions avec les clients, qui des fois lui confiaient les divers problèmes de paperasse, factures, gardes d’enfant.

Les embouteillages étaient longs, mais plus supportables que les mois de chômage qu’il avait traversés dans le passé. Ce même chômage qui avait forcé son frère et sa mère à émigrer il y a quelques années, le premier en Argentine, la seconde en Espagne. Lui, il l’aurait sans doute fait également, s’il n’avait pas eu ses enfants et sa femme. Et puis la ville, et les gens. Javier aimait argumenter et avoir raison. Il n’évangélisait pas ses clients avec la bible, comme tant d’autres taxistes, mais avec les codes et les droits. Il enseignait à ses enfants que chacun a des droits dans la vie en société. Il parlait avec la conviction d’un futur avocat.

Aussi, quand il a vu les policiers s’approcher, il a compris qu’ils allaient à nouveau s’en prendre à lui. Cela ne faisait que 8 jours que le très long confinement (plus de 5 mois !) avait pris fin en Colombie. Un confinement précoce, très éprouvant et in fine –c’était ça le pire– assez inutile, car le coronavirus circulait malgré tout activement.

Durant les mois d’enfermement, il n’avait pu utiliser son taxi que pour des appels reçus via les plateformes. Interdiction de prendre quelqu’un dans la rue. Et il avait dû respecter rigoureusement le port du masque sous peine de contravention, disposer du gel dans la voiture, tout l’arsenal hygiénique de la pandémie mondiale.

Circulant en ville, il s’était rendu compte des grandes différences entre quartiers. Dans les extrêmes, au sud, à l’ouest, les grandes localités Suba, Usme, Ciudad Bolivar, les gens bravaient les lois pour tenter de gagner quelques sous. C’est dans ces quartiers qu’il avait vu le plus d’interpellations. Un million de pesos l’amende (c’est-à-dire un smic) si l’on n’avait pas l’autorisation de sortir. Tous les travailleurs de la grande industrie pouvaient sortir : des dérogations avaient été délivrées pour eux, pour les maçons et salariés du grand capital dès le mois d’avril, mais pas pour les autres. Pour la grande masse des informels, zéro autorisation. Javier a vu de ses propres yeux des scènes aberrantes, comme cette vieille dame, une vendeuse de glaces qui a été enlevée du trottoir par la force par de jeunes patrouilleurs de la police. Il avait vu dans le journal que les localités pauvres de la ville –des centaines de milliers de personnes- avaient reçu dix fois plus d’amendes que les quartiers riches du nord et de l’est.

Une fois, on l’avait appelé pour amener quelqu’un dans un hôpital. On l’avait prévenu : le patient avait la Covid, il faudrait désinfecter son taxi après utilisation. Javier avait dit oui tout de suite. Deux de ses collègues avaient refusé, à juste titre, car le taxi ne leur appartenait pas. Ils le louaient et devaient le rendre intact tous les soirs au propriétaire, et ils ne voulaient pas s’attirer des problèmes. Lui, par chance, il avait sa propre voiture, il était son propre chef. Il n’a pas hésité à dire oui. Il faut dire que c’est sa curiosité pour les litiges, qui le poussait ainsi. Il voulait voir à quoi ressemblait un hôpital pour les pauvres en temps de coronavirus. Ce qu’il y a vu ne lui a pas plu. Même depuis l’extérieur, on apercevait les fissures sur le mur de l’immeuble. Dedans, les lits avec des malades de tous types dans les couloirs.

Les gens toussaient et postillonnaient les uns sur les autres, la distanciation physique n’était absolument pas respectée. Javier était curieux mais aussi conscient. Il accompagna le Monsieur d’une petite soixantaine d’années jusqu’à s’assurer qu’une secrétaire l’avait vu, lui dit des mots gentils, et s’en alla rapidement.

Retour au mardi 9 septembre à 2 heures du matin. Les voilà qui viennent vers le groupe, les agents de police. Ils ont l’air plus menaçant que d’habitude. Javier, qui a une grosse voix, qui sait parler, va au devant, tandis que ses collègues essayent de le calmer –ils savent qu’avec les flics, il faut baisser la tête, ou au moins faire semblant. Mais c’est mal connaître Javier. Il veut savoir de quel droit les agents de police viennent vers eux, auraient-ils pris goût à molester les passants pour un oui ou pour un non ? Le confinement est fini, légalement ils peuvent être là, et d’ailleurs lui et les autres font comme avant cette « nouvelle normalité » décrétée par le gouvernement dans sa novlangue, il sait qu’il n’y a aucun délit, il connaît son code pénal ! Ils se réchauffent avec un carajillo, un peu de café et de l’aguardiente, et oui, on peut boire un coup dans la rue, cela s’est toujours fait à Bogota, les us et coutumes fondent aussi la loi. « Je suis dans mon droit, c’est à vous de vous expliquer », leur lance-t-il. Ces simples mots sont pris comme une agression par les policiers. Là, les choses s’enchaînent très vite. Il est pris par deux des policiers, et comme il leur oppose résistance –il se sait dans son droit-, il est mis carrément par terre.

Là, ce sont les témoignages et le sang froid de ses amis qui ont permis de connaître la fin de l’histoire. Alors qu’il est complètement immobilisé, par terre, ces deux agents lui appliquent deux coups de pistolet électrique, le fameux « Taser », arme qui délivre une décharge de plusieurs dizaines de milliers de volts dans le but de bloquer le système nerveux et qui se répand depuis les années 2000 dans de nombreuses polices de par le monde. Arme qui est censée être utilisée en cas extrême, si le policier est l’objet d’une agression. Non pas pour se venger sur quelqu’un qui crie qu’il a des droits. Oui, Javier crie. Encore par terre, il crie pour sa vie, pour ses droits. Heureusement, ses amis ont filmé la scène. Javier est décédé dans les minutes suivant cette interpellation (on ignore les circonstances exactes de sa mort, mais l’enquête préliminaire dit qu’il a été battu brutalement, par la suite, dans le CAI où il a été emmené, puis est décédé dans une voiture en route vers l’hôpital). 

Le mercredi 10 septembre, comme pour d’autres cas mondialement célèbres (George Floyd), ces images avaient fait le tour des réseaux sociaux. Les titres des journaux relevaient sa condition d’« avocat » et non pas de « taxiste », ce qui aurait généré moins d’empathie. L’indignation était d’autant plus forte que le pays plonge à nouveau dans une phase de grandes violences, et que le gouvernement se satisfait de promulguer des mesures inefficaces, peu attentives à la complexité des réalités locales.

Les chiffres sont effarants : 38 massacres avaient eu lieu entre janvier et août 2020. Le mois d’août, en particulier, a connu une recrudescence des massacres dans ces zones et dans les quartiers périphériques des villes. Pour rappel, dans le vocabulaire de la guerre colombienne, il se produit un massacre quand au moins 4 personnes sont tuées dans un même lieu, et en dehors de tout combat –bien que, dans l’exercice de novlangue du gouvernement colombien, ceux-ci soient devenus des « homicides collectifs ».

En Colombie, on vit encore dans un état de guerre. Les violences les plus impressionnantes sont celles qui touchent les populations rurales éloignées des grands axes de communication et où se concentrent les « acteurs armés illégaux » : guérilla ELN, anciens guérilléros des Farc n’ayant pas accepté le processus de paix (ils sont appelés « dissidents ») ; groupes paramilitaires ; groupes de mafieux ; bandes criminelles… Ces groupes imposent la loi dans les contrées qu’ils « dominent ». Des disputes âpres pour les corridors stratégiques, pour le marché de la coca ou d’autres produits légaux ou illégaux, enfin pour la gestion du pouvoir sont extrêmement ravageurs pour la population civile : les leaders sociaux, les défenseurs des droits humains ou de l’environnement sont assassinés. De plus, le confinement et les mesures de distanciation physique servent de prétexte à ces groupes pour commettre des meurtres : le site journalistique cerosetenta rassemble les données des ONG colombiennes et estime qu’une trentaine de meurtres ont été commis pour non respect de ces règles.

A ces violences plutôt rurales et inscrites dans le cadre de la bataille pour le monopole des ressources, s’ajoutent les violences policières proprement dites, surtout visibles dans les grandes villes. Elles sont très nombreuses : une ONG, Temblores, les comptabilise. Voici un seul de leurs nombreux et terribles constats : entre 2017 et 2019, il y a eu 639 homicides avec participation de la police.

Certains cas ont particulièrement soulevé la colère des foules, comme l’assassinat, par des forces de l’Esmad (police anti-émeutes de Bogota) d’un très jeune homme, Dilan Cruz, lors des manifestations contre les mesures économiques du gouvernement (journées du 21-22 novembre 2019). Le sentiment qui domine est que les jeunes, qui sont la force vive de ces manifestations, et qui sont touchés de plein fouet par ces réformes économiques, sont particulièrement ciblés par les forces de l’ordre.

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Plaque en hommage de Dilan Cruz, tué par un policier anti-émeutes en novembre 2019. © Claudia Lancheros

Les nuits du 9 et du 10 septembre 2020 ont ravivé des choses vues en novembre de l'année dernière, quand la police, mais aussi les militaires et des groupes d’hommes en cagoule, ont semé la panique en ville. La première nuit, les manifestants se sont dirigés avec violence vers les postes de police (les CAI cités plus haut). Ils y ont mis le feu, les ont taggés, et ont attaqué les agents avec les armes artisanales (pierres, projectiles, etc). La police, de son côté, a réagi avec des armes à feu. Certes, il n’est pas exclu que des tirs soient partis également du côté de certains manifestants. Le bilan de cette nuit d’émeutes dirigée contre la police a été de dix civils tués et environ 200 blessés. De leur côté, les policiers ont eu 150 membres blessés.

Ces postes de police (CAI) traînent derrière eux une longue histoire de crimes et de violences dont il n'y a pas de trace. Le bouche à oreille et les histoires qui circulent rappellent vaguement les abus policiers, les viols, la « guerre politique », in fine la primauté de la force brute. Ainsi, le CAI de Bosa (photo du haut) a subi deux fois des attaques des Farc. Cependant, ces événements semblent déjà lointains, alors qu’ils n’ont pas 30 ans. Personne n’a écrit ni n’écrira ce qui s’y est passé. Les voisins se rappellent également, vaguement, d’une triste histoire d’homicide d’une jeune fille. Sans nom, sans date, sans contexte… De nombreux autres récits épars, des souvenirs incomplets, émaillent le tissu des postes de police de la ville… Détentions arbitraires, coups, gazages, viols… Car, dans le raz-de-marée des violences colombiennes, les noms et les circonstances précises se perdent. Le prochain assassinat, le prochain crime a déjà effacé celui de la veille, et l’impunité et l’oubli font le travail de fond.

Je voudrais cependant évoquer un de ces crimes : il est survenu alors que j’étais étudiante à la fac à Bogota, il y a bien 25 ans, dans la station de police située à côté de cette Université située en centre ville. Le nom de la victime est Sandra Catalina Vásquez, 9 ans. Elle a été violée et tuée par un ou des membres de la police dans ce bâtiment. Les circonstances ? Le père de la fille y était agent de police. Sa mère était venue lui demander quelque chose, et avait envoyé la fille le chercher. Elle l’attendait dehors. Quinze minutes plus tard, c’est le cadavre de sa fille, outragé, qu’elle a trouvé dans les toilettes. Il y avait 120 agents de police à l’intérieur du bâtiment. Le premier suspect a été le père, puis un autre homme, puis un autre. On sait qu’un policier a purgé une peine de dix ans.

Conclusions

En fin de compte, il ne serait pas plus mal que ces bâtiments brûlent, s’ils donnaient l’occasion de repartir sur de nouvelles bases. Hélas, je n’y crois pas beaucoup. A l’heure où j’écris, les manifestations, violentes et/ou pacifiques, gagnent d’autres villes que Bogota. Ces deux tendances coexistent, d’ailleurs les deux peuvent se mélanger et donner lieu à des justifications dans les deux camps (suivant en ceci la tendance récente des mobilisations urbaines, des gilets jaunes aux « Black Lives Matter »). Ainsi, la violence devient un mode d’expression de plus en plus admis, face à une autre violence auparavant légitime, et de plus en plus perçue comme arbitraire et disproportionnée.

Cependant, la lutte est bien inégale. Les grandes villes sont-elles devenues le terrain d’entraînement de nouvelles tactiques de contrôle par les forces d’extrême-droite ? Ou bien les autorités centrales (le président Ivan Duque et le ministre de la défense Carlos Holmes) copient-ils les méthodes de Trump pour « reprendre le contrôle » dans des villes tenues par les démocrates ? Toujours est-il que la maire de la capitale, Claudia Lopez, dénonce via twitter (en Colombie comme ailleurs, la « tribune » politique) une police qui n’obéit pas à ses ordres, et sur laquelle elle n’a aucun pouvoir réel. A l’heure où j’écris, de nombreux secteurs politiques du pays demandent des explications au président Duque. Celui-ci est vu au mieux comme pusillanime, au pire comme inféodé aux ordres d’un pouvoir dans l’ombre : celui du encore assez influent ancien président Uribe, qui réclame un couvre-feu, une militarisation, l’expulsion des étrangers (sic) et dénonce ce « complot » ourdi selon lui par l’opposition, vrais « auteurs intellectuels » des nuits d’émeutes.

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