Les événements survenus récemment en Colombie (attentat contre le candidat présidentiel d'opposition Miguel Uribe Turbay et vague de violences dans le Valle del Cauca, le Nariño et le Catatumbo) nous rappellent la violence exceptionnelle que subit ce pays, dans un monde où, par ailleurs, les violences sont de plus en plus exacerbées. Malgré la signature de la paix avec les Farc (en 2017), malgré les nombreux efforts d’accompagnement de la communauté internationale, la Colombie demeure un pays très violent, et ceci dans pratiquement tous les domaines de la vie (famille, école, politique, etc.).

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Une des plus graves (et silencieuses) manifestations de la violence a lieu au sein de la famille. Une grande partie des enfants colombiens subissent des violences sexuelles et physiques de la part de ceux qui sont censés les protéger. Environ toutes les trente minutes, un mineur (en règle générale une fille) est examiné à l'Institut de Médecine Légale pour suspicion d'abus sexuel. On sait que seule une fraction de ces cas est portée à l'attention des institutions.
De même, la violence à l'égard des femmes et les violences sexistes sont une autre constante en Colombie. Les données sur les féminicides, l'exploitation sexuelle et les crimes sexuels sont véritablement accablantes. Le récent meurtre de la femme trans Sara Millerey et le passage à tabac d'une mineure indigène Embera à Risaralda, tous deux des crimes filmés, ne sont hélas pas inhabituels en Colombie.
Les violences au sein des institutions scolaires sont également très élevées en Colombie. Les enfants sont harcelés par leurs pairs, les mineurs agressent leurs enseignants et les enseignants maltraitent les mineurs (y compris sexuellement). Ainsi, en 2024, le Ministère Public (Procuraduría) a visité 300 écoles. Lors de ces visites, ont été recensés plus de 1 500 cas de harcèlement, plus de 600 cas de violence sexuelle et 400 cas de cyberharcèlement. Le rapport de cette institution a montré l'implication d'enseignants ou de membres du personnel administratif dans 26 % des cas de harcèlement et de violence sexuelle. Selon les données d’une autre institution chargée de la veille sur les écoles (le Système unifié d'information sur la cohabitation scolaire, Siuce), « de 2020 à mars 2025, 11 161 cas de harcèlement, de cyberharcèlement et d'agressions scolaires ont été enregistrés ». Et ce n'est que la partie émergée de l'iceberg, car, une fois de plus, la sous-déclaration est la norme.
La violence, ou plus précisément la loi du plus fort, est devenue le mode de relation habituel dans de nombreuses régions de Colombie. Autrefois dominée par des guérillas ou des paramilitaires, aujourd'hui par des groupes armés n’ayant aucun but politique (les « clans », « dissidences », guérillas devenues des cartels de la drogue), une grande partie de la population civile vit sous leur férule. Il n'y a pas de d’opposition possible ; on ne peut qu'acquiescer ou se taire. Comme dans un saloon de western, le hors-la-loi impose sa propre loi, et élimine ceux qui ne la respectent pas. Comme partout, l’explosion du trafic des drogues depuis les années 1980 est accompagnée par la violence entre trafiquants (règlement de comptes, élimination des concurrents…).
Mais ce n’est pas tout. Les trafics de drogue renforcent indirectement toutes les formes de violence : des mères prostituent leurs filles au profit des trafiquants, des régions entières abandonnent leur économie traditionnelle et se reconvertissent vers l'économie de la drogue, des adolescents deviennent des tueurs à gages… En Colombie, un profond changement social et culturel a eu lieu : la quête d’argent rapide, les tractations mafieuses à tous les niveaux (à commencer par la politique), un contexte de faible contrôle social (laxisme ou résignation face au crime) et un faible contrôle juridique (haut niveau d’impunité) configurent de nouvelles normes sociales, un nouvel habitus. C’est tout ce système qui constitue le soubassement mental et psychologique de l’apathie face aux violences.
La liste des manifestations courantes de la violence en Colombie est encore longue (par exemple, les conflits quotidiens, les petits règlements de compte…, phénomènes que j’ai présentés dans une précédente tribune).
Rappelons, également, que l’incontinence verbale des dirigeants politiques a aussi alimenté la violence physique. Nous pouvons tirer les leçons du passé. Les diatribes extrêmement violentes de Laureano Gómez (dirigeant du Parti conservateur dans les années 1930-1940 et président de la République en 1950), de hauts prélats de l'Église catholique et de nombreux autres dirigeants politiques sont directement liées à la terrible violence des années 1950 contre le Parti libéral. La violence du discours anticommuniste a également alimenté la haine envers les mouvements politiques alternatifs (cf. la déclaration de l’ancien ministre de l’intérieur Carlos Lemos Simmonds contre le mouvement politique Union Patriótica, dans un contexte d’assassinats de nombre de membres de ce parti politique).
Des dirigeants plus récents, comme Álvaro Uribe Vélez et Gustavo Petro, ont également intensifié le langage de la haine, contribuant à la dégradation du débat public, alimentant les « bodegas » (influenceurs sur les réseaux sociaux, très souvent payés par le gouvernement dans le but d’agresser verbalement les rivaux du président).
Je voudrais à présent évoquer deux éléments qui ont renforcé ce triste état de fait : le premier est la réponse faible ou inadéquate de l'État. Dans un pays aussi violent que la Colombie, peu de dirigeants politiques en font un sujet de leur action, ou alors ils se limitent à considérer un seul aspect (en règle générale, ils n’abordent que la réponse étatique par rapport aux acteurs armés). Or même dans ce domaine, les réponses ont été insuffisantes, et ni la « paix totale » de l’actuel président Gustavo Petro, ni la « guerre totale » de son antécesseur Ivan Duque n'ont réussi à enrayer cette violence.
Le deuxième élément est la faible réaction de la société civile. À quelques exceptions près, les réactions face à la violence sont faibles. Par exemple, les assassinats constants de leaders sociaux continuent de se produire dans une grande indifférence (alors même que la dénonciation de ces crimes a été utilisée à des fins électorales en 2020-22). Certes, dans certains secteurs, comme au sein du mouvement féministe, on observe une plus grande sensibilisation et mobilisation contre les crimes atroces (je pense à ceux commis dans les écoles ou les centres de protection de l'enfance). Cependant, compte tenu de l'ampleur de la violence, la réponse de la société civile reste encore très marginale.
Je pense que le terrible fardeau de la violence continuera de peser sur notre société si aucun changement d'approche n'est opéré. Je pense que c’est seulement lorsque nous comprendrons que la violence est un problème central en Colombie, lorsque l’État développera des stratégies complexes pour y faire face (ce qui implique de travailler pour renforcer le tissu social, d’investir des fonds –pas dans l’achat d’avions de guerre–, de renforcer les institutions, de mettre en œuvre des programmes et des campagnes, de former des éducateurs, etc.), et lorsque la société civile se mobilisera en masse pour rejeter tant de violence, que nous commencerons à voir la lumière au bout du tunnel.