L’opposition grandit en Colombie : des défenseurs de l’environnement, des scientifiques, des habitants de la région sur la Côte Pacifique s’y opposent fermement : ils disent « non » à la station militaire que le gouvernement de Gustavo Petro est en train de construire sur l’île Gorgona pour l’armée états-unienne. Mais celui-ci n’abandonne pas le projet.
Mais d’abord, de quoi s’agit-il ?
D’abord, le lieu : Gorgona est une petite île de 26 km2 située à une trentaine de kilomètres de la Côte Pacifique et un des endroits avec la plus forte pluviosité de la planète. La Colombie est le pays ayant la plus grande biodiversité au monde, et cette zone en particulier est d’une grande richesse en faune et en flore. L’île fait partie d’un corridor écologique marin qui comprend d’autres îles comme Coiba (Panama), Cocos (Costa Rica), Galápagos (Équateur). Ce corridor est essentiel pour la survie d’espèces telles que les baleines à bosse, le requin- baleine, la raie manta et des tortues marines.
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La petite île Gorgona possède d’importants écosystèmes : des récifs coralliens parmi les plus développés et les plus divers du Pacifique tropical oriental, des forêts tropicales très humides, environ 400 espèces de poissons, plus de 150 espèces d’oiseaux, plus de 500 espèces de mollusques… Elle abrite des espèces endémiques, telles que le lézard bleu ou les oiseaux sucrier à ventre jaune et guit-guit saï, et est un lieu important pour plusieurs espèces menacées, comme le mérou géant et de grandes tortues.
Entre 1960 et 1984, cette île a servi comme centre pénitencier. Une bonne partie de la forêt primaire avait alors été brûlée (la cuisson se faisait, vraisemblablement, au bois), des animaux domestiques avaient été introduits (porcs, lapins, bétail). Quelques bâtiments en béton sont les seuls témoins de cette histoire. On connaît mal l’enfer qu’ont vécu les 4 600 hommes qui sont passés par Gorgona : aux contraintes naturelles (les serpents, l’humidité à 90%, les requins, l’isolation par rapport au continent) s’ajoutaient les sévices des gardes et la violence des autres prisonniers. Les crimes qui y ont été commis n’ont jamais été vraiment racontés. Dans les registres officiels, seulement subsistent quelques informations éparses : on sait que les hommes surpris ayant eu des relations « immorales » (homosexuelles) étaient jetés au cachot pendant 60 jours, une des peines les plus strictes, avec la consommation de marihuana (de 2 à 8 ans de peine supplémentaire) et la tentative de fuite (de 8 mois à 5 ans de peine supplémentaire). Mille cent hommes pouvaient être (mal) logés simultanément. Les archives nous disent aussi les maladies les plus fréquentes : ulcères, dysenterie, anémie, bronchite, syphilis, paludisme, tuberculose, troubles mentaux étaient courants[1].
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La prison a été fermée en 1984. L’année d’après, Gorgona a été déclarée Parc national naturel par le gouvernement, avec l’idée de restaurer la biodiversité de l’île. Petit à petit, la forêt a repris ses droits, des biologistes et des scientifiques ont commencé à étudier le site. Au milieu des années 2000, les opérateurs touristiques ont afflué. La prison a été intégrée à la visite touristique, ainsi qu’un petit musée. Cependant, l’attraction principale était bien la nature splendide du lieu et la plongée sous-marine.
Un nouveau changement se dessine depuis une dizaine d’années, car l’île attire l’attention des États-Unis pour ses opérations militaires. Les choses remontent au milieu des années 2010, quand le gouvernement de Juan Manuel Santos (président entre 2010-2018, et pas du tout concerné par l’environnement) a donné à ce pays la permission formelle d’installer une station militaire dans l’île. En fait, cette incursion américaine dans cette zone du Pacifique tropical oriental fait partie d’une opération de plus grande envergure.
Pourquoi cette région intéresse les États-Unis ? Ce déploiement militaire est-il destiné à contrer l’influence de la Chine, accusée de pêche illégale dans les eaux internationales ? Est-ce pour avertir les militaires russes, présents au Nicaragua ? Est-ce pour lutter contre le narcotrafic ? Est-ce pour maintenir son aire d’influence maritime ? Les informations sont lacunaires. Toujours est-il que plusieurs réunions ont déjà eu lieu entre le Commandement Sud des États-Unis et les gouvernements de Colombie, Équateur, Panama, Costa Rica, et que des accords ont été signés. Ainsi, en plus de financements, de la fourniture d’équipements militaires, de la formation de militaires dans ces quatre pays, depuis 2019 l’Équateur a autorisé l’utilisation d’un aérodrome dans les îles Galapagos par les militaires américains.
En Colombie, les responsables politiques entretiennent une grande opacité sur ces questions. Pourtant, selon les documents officiels états-uniens, il existe d’ores et déjà des installations militaires sur la côte Pacifique : « La marine des Etats-Unis a installé des antennes du système d'identification automatique le long de la côte colombienne pour soutenir les efforts de surveillance du domaine maritime ». Dans d’autres documents, ces points sont précisément identifiés. Ils sont tous situés dans le département du Chocó, un des plus pauvres du pays, avec une population essentiellement noire. Concernant Gorgona, ces documents, datant de mars 2022, expliquent : « Le Département d'État installe un radar et construit une station et une jetée pour les garde-côtes sur l'île de Gorgona, achète pour 2,6 millions de dollars de moteurs de bateau pour améliorer l'état de préparation opérationnelle des garde-côtes colombiens et finance la modernisation des avions de patrouille maritime de la marine colombienne ».
Pourquoi les scientifiques, la communauté locale et de nombreux citoyens s’y opposent ? Les raisons sont nombreuses : d’un côté, les autorités colombiennes, et notamment la ministre de l’environnement Susana Muhamad, n’ont pas respecté les procédures pour intervenir dans un Parc national. Les autorités se doivent de réaliser des rencontres avec les communautés locales et de décider conjointement sur ce type de projets. Mais il n’y a pas eu de réunion avec les parties intéressées. De fait, ce sont les biologistes, auxquels l’armée a refusé l’accès à certains endroits de l’île alors qu’ils réalisaient leurs études, ainsi que les communautés des villages voisins de Guapi et de Bazán, qui ont donné l’alerte quand ils ont découvert que la tour qui portera le radar avait déjà été construite par les militaires (ils sont déjà une vingtaine stationnée sur l’île).
Une quarantaine d’associations locales ont adressé des remarques au gouvernement : les petits pêcheurs dénoncent des maltraitances de la part des soldats installés dans l’île. Les communautés locales rappellent que ce territoire est sacré pour eux, et qu’ils ont tout mis en œuvre pour le protéger. De leur côté, les biologistes dénoncent les effets nuisibles du futur quai sur la faune marine et les effets du radar sur les chauve-souris et les oiseaux. Les secteurs proches de la gauche dénoncent une intromission des États-Unis dans les affaires colombiennes. Ils rappellent que le prétexte de la lutte contre le narcotrafic a servi dans le passé à faire grossir énormément le budget de l’armée colombienne, sans résultats probants (en effet, la production et le trafic de cocaïne explosent en Colombie depuis une dizaine d’années). D’autres voix rappellent la potentielle richesse en hydrocarbures dans cette mer, ce qui intéresserait les États-Unis.
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N’oublions pas que les États-Unis disposent encore d’environ 750 bases militaires outre-mer, sans compter les nombreuses stations en Amérique latine, où le commandement n’est pas directement placé sous la juridiction du Département de la Défense américain, mais passe par les commandements des armées locales. En effet, les Etats-Unis ne peuvent plus installer des bases militaires ouvertement dans ces pays, comme ce fut le cas dans le passé. Le gouvernement de gauche de Rafael Correa en Équateur avait renvoyé les soldats de la base américaine de Manta en 2009 (ils y étaient installés depuis 1999). A cette époque, alors qu’il était député, Monsieur Petro s’était lui aussi opposé aux bases militaires américaines sur le territoire national.
Cette station militaire des Etats-Unis met en évidence les contradictions du président Petro. En effet, depuis son accession à la tête de la Colombie en août 2022, Gustavo Petro n’a eu cesse de se présenter comme le héraut des luttes environnementales. En toute occasion, mais surtout sur la scène internationale (ONU, COP 28, etc.), il parle de la planète et rappelle la biodiversité de la Colombie.
Cette « station » militaire le confronte cependant au mouvement de défense de l’environnement, car l’île Gorgona est un symbole d’une richesse naturelle arrachée à la violence du monde carcéral. Pour essayer de calmer l’opposition, le gouvernement essaye de se défendre en disant que le radar sera alimenté avec des énergies renouvelables (solaire ou hydroélectrique ? Les versions diffèrent au fil du temps).
Deuxième grande contradiction, M. Petro a déclaré à plusieurs reprises qu’il ne croit pas à la guerre antidrogue, qu’il considère comme une stratégie erronée. Les Colombiens savent bien que l’aide militaire de 1,3 milliards des États-Unis dans les années 2000 (le célèbre Plan Colombia) n’a absolument pas réduit le trafic de drogues. La réponse militaire à un problème économique et social est une mauvaise réponse.
Troisième contradiction, rappelons que la vice-présidente du gouvernement (Francia Márquez) est une femme noire, issue des mouvements sociaux de base et proche des problématiques de cette région du pays, une des plus appauvries et à où habite majoritairement une population noire historiquement délaissée. Cette population voit aujourd’hui comment les promesses de campagne, l’investissement dans les projets locaux, la concertation avec les mouvements sociaux, sont moqués au profit des dépenses militaires. Aujourd’hui, ces populations dénoncent le « racisme environnemental » du gouvernement.
Quatrième contradiction, le gouvernement Petro avait fait le sien le slogan d’une « société de la connaissance ». Gorgona, appelée parfois « l’île science », a été un pôle important pour les chercheurs –on repère 5300 articles sur son écosystème dans des revues scientifiques. Candidat, Gustavo Petro avait promis de soutenir les chercheurs et la science. Or, ce gouvernement a réduit le budget déjà très faible de la science, s’est moqué des docteurs colombiens, enfin a souvent des positions anti-scientifiques. Précisément par rapport à Gorgona, M. Petro, comme ses prédécesseurs, ne tient pas compte de l’avis négatif du Comité scientifique du Parc Gorgona sur l’installation du radar. Aujourd’hui, une grande partie de la communauté scientifique alerte sur les conséquences sociales et écologiques de la base militaire.
Enfin, il reste que les intérêts réels des Etats-Unis dans le Pacifique ne sont pas ouvertement présentés, et que la souveraineté de la Colombie est bel et bien compromise. Deux types d’objection sont présentés par les chercheurs et le mouvement social : la première a trait aux clauses secrètes de ces « quasi-bases » militaires états-uniennes qui se sont répandues en Amérique latine. Ce concept de « quasi-bases » est bien expliqué par le chercheur Sebastian Bitar : « Les bases formelles sont considérées comme celles définies par un bail, un contrat ou un traité, tandis que les quasi-bases sont considérées comme des accords informels qui permettent aux États-Unis d'accéder aux installations dans le pays pour les opérations de sécurité sans un bail. L'informalité a remplacé les accords formels comme forme d'accueil d'opérations militaires américaines dans le région ».
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La deuxième objection est en rapport avec les nouvelles modalités d’intervention des puissances occidentales. Comme l’explique la biologiste Yolima Vargas, les pays d’Amérique latine sont riches en ressources naturelles (lithium, hydrocarbures, eau douce, forêts). Or les nouvelles modalités « écologiques », et notamment les « quotas carbone (droit à polluer) », avec ses clauses opaques, peuvent être un cheval de Troie pour intervenir dans ces régions.
Une toute dernière question concerne les enjeux géostratégiques dans les eaux maritimes qui relèvent de la zone d’influence de la Colombie. A vrai dire, les Colombiens en savent très peu sur ces questions. Car malgré ses trois mille kilomètres de côte, sur les deux océans Pacifique et Atlantique, la Colombie a été historiquement très peu tournée vers la mer.
Il reste que les discussions autour de l’île Gorgona, minuscule île colombienne sur le Pacifique, cristallisent une série de questions environnementales, sociales et proprement politiques, qui ne sont pas sans rappeler d’autres enjeux dans différents pays du monde.
[1] Voir Valeria Eraso Cruz, Diana Carolina Calvo e Idania Álvarez « Mito y Realidad : Prisión Gorgona », Revista Memoria, Archivo General de la Nación, 2019, p. 58 – 78,