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Billet de blog 23 février 2022

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L’avortement, dépénalisé en Colombie (et remis en cause)

En Colombie, en pleine campagne électorale, la Cour constitutionnelle vient d’émettre un avis favorable à l’avortement. La décision, historique, veut modifier la vie de centaines de milliers de femmes et éviter les emprisonnements pour cette cause. Cependant, la coalition des droites et des églises mène sa croisade.

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En Colombie, la Cour constitutionnelle vient d’émettre un avis favorable à l’avortement. Avec une très fragile majorité (cinq magistrats pour, quatre contre), la Cour autorise le recours à l’IVG jusqu’à la 24ème semaine de grossesse.  Ainsi, après Cuba, l’Uruguay, le Porto Rico, l’Argentine, de nombreux États du Mexique, le Surinam, la Guyana et bientôt le Chili, voici le troisième pays le plus peuplé de l’Amérique latine (après le Brésil et le Mexique) adopter le droit à l’avortement.

Le verdict était attendu depuis deux ans. Dans les bureaux de la Cour constitutionnelle attendent de très nombreuses demandes sous la forme de « tutelas », un recours constitutionnel interposé par les citoyens en cas d’atteintes à leurs droits fondamentaux et perçue très souvent comme le meilleur moyen, sinon le seul, permettant de résoudre nombre de problèmes qui se posent au quotidien.

L’une de ces tutelas émanait de la plateforme féministe Causa Justa, laquelle arguait que l’état des choses actuel (avortement autorisé en trois cas de figure : s’il y a un risque vital pour la femme enceinte, s’il y a une malformation du fœtus, ou en cas de viol), n’était pas respecté. Afin d’éviter que les « barrières du système » (obstacles du système de santé, objections de conscience des médecins, etc) n’obstruent le recours à l’avortement thérapeutique, disaient ces féministes, il fallait statuer à nouveau. Et pour respecter le droit à leur autonomie, la demande allait dans le sens de dépénaliser l’avortement. Une seconde « tutela », introduite en 2020 par un juriste, allait dans le même sens.

La Cour a mis quasiment deux ans à se prononcer sur ces tutelas. Des raisons de procédure ont entraîné le report de la décision. Entre autres : la Cour avait-elle, oui ou non, le droit de se prononcer, vu qu’il existait un jugement préalable de cette même Cour sur le même sujet ? Par ailleurs, des magistrats ont été écartés (par exemple, parce que l’un avait déclaré dans un média que ce sujet était une « patate chaude »). Ces derniers jours, l’intrigue consistait à savoir comment un des neuf magistrats, croyant et conservateur, mais en voie de transformation idéologique, allait finalement se prononcer. Les journalistes ont été enquêter sur ses lectures. Il semblerait qu’il lisait un ouvrage d’Umberto Eco sur l’éthique des non croyants…

Tel était le climat dans les hautes cours en ce mois de février 2022. Enfin, après une intense campagne sur les réseaux sociaux et des manifestations de chacun des deux camps à côté du tribunal, la Cour s’est prononcée le 21 février.

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Les féministes célèbrent devant la Cour constitutionnelle, février 2022. Photo: Nelson Cardenas.

Cette décision est historique. Elle va modifier la vie de centaines de milliers de femmes, qui avortent chaque année dans l’illégalité. Un certain nombre d’entre elles, particulièrement les plus pauvres et les plus éloignées des grands centres urbains, sont même dénoncées devant les autorités et traduites en justice : tous les ans il y a environ 400 plaintes contre des femmes ayant tenté d'avorter, et la plupart des plaignants appartiennent au corps médical et sanitaire.  D’après la Mesa por la Vida y la Salud de las Mujeres, 25% des condamnés sont des mineures.  

Cette décision de la Cour constitutionnelle s’inscrit dans une tradition de défense des droits qu’il faut expliciter : depuis la promulgation de la Constitution de 1991, la Cour a été la garante de nombreux droits, qui n’avaient aucune chance de passer au Congrès. Depuis de longues années, celui-ci est devenu, pour les Colombiens, le symbole de la corruption. Majoritairement de droite, son travail principal consiste à s’enrichir en détournant les lois dans des intérêts strictement privés. Le débat d’idées y est pratiquement inexistant. Tous les partis de droite ont des représentants des églises (hommes et femmes pasteurs évangéliques) : ceux-ci sont recherchés en raison de leur discipline au moment des élections. En raison de ce contexte, entre 2006 et aujourd’hui, aucune initiative pour avancer vers une dépénalisation de l’avortement n’a pu aboutir.

En Colombie, les principaux changements relatifs aux droits LGBT ont été obtenus par la voie de la Cour Constitutionnelle. C’est suite à des décisions des magistrats ou en utilisant les principes généraux contenus dans la Constitution, et après des recours interposés par les citoyens (à nouveau les tutelas), que de nombreux droits ont été obtenus, dont le droit relatif à l’adoption pour les couples de même sexe (2015) et le droit relatif au mariage entre personnes de même sexe (2016).

Jusqu’au 21 février 2022, les discussions relatives à l’avortement étaient surtout confinées à des discussions entre groupes de féministes, ou à des ONG qui ont produit des rapports de qualité sur les inégalités face à l'avortement. La mobilisation collective et les manifestations de rue n’ont pas été déterminantes dans la décision de la Cour, comme cela a pu être le cas en Argentine ces dernières années. Étant donné la tournure extrêmement technique des discussions au sein de la Cour, c’est l’action des juristes eux-mêmes qui a finalement joué un rôle important.

Or nous sommes à un moment clé : les élections nationales auront lieu très prochainement (13 mars : élections au Congrès et primaires pour départager les candidats à la présidentielle ; 29 mai : élection présidentielle) et les candidats ne pourront plus éluder le débat. Car dès le lendemain de la décision de la Cour, de nombreuses voix, dans la droite et l’extrême droite, s’élèvent contre elle, annoncent des demandes de nullité, parlent d’un référendum pour revenir sur la question et sortent l’arsenal médiatique (l’avis des prêtres et des curés est sollicité à tout vent, etc).

De son côté, le candidat qui est en tête dans les enquêtes pour le premier tour des présidentielles, M. Gustavo Petro, devra désormais intégrer cet élément au débat et assumer publiquement sa position. Cet ancien guérilléro et ancien maire de Bogota, à la tête d’une coalition qui regroupe beaucoup de militants de gauche, mais qui compte aussi un candidat évangéliste chrétien, évitait de rentrer dans ce terrain (par exemple, un de ses slogans était « zéro avortement »). Ce ne sera plus possible d’éluder la question, le thème de l’avortement sera au cœur de la campagne politique.

Historiquement, les Colombiens sont influencés par la longue domination des églises (catholique, et de plus en plus, évangéliste). Cependant, d’autres facteurs modifient les mentalités : les mouvements féministes et des revendications LGBT, les mobilisations pour les droits humains, pour la paix, pour l’environnement. Aujourd’hui, et c’est probablement une première sociologique, les opposants à l’avortement ne sont plus majoritaires. Globalement, il y a 40% de personnes ouvertement favorables à l’IVG, et autant d’opposantes farouches, le reste étant indécis. Il en est de même sur d’autres terrains auparavant sensibles : les Colombiens, et surtout les jeunes, se déclarent à 60% indifférents au fait que leur candidat à la présidence soit croyant (ou pas).

Il reste que les opposants à l’avortement disposent de puissants moyens financiers et symboliques, et que la croisade contre la disposition de la Cour constitutionnelle sera féroce. La défense des droits des femmes et de la laïcité de l’État colombien est un des grands enjeux du débat.

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