Article de Joseph Confavreux : Les législatives, énième manifestation d’un hold-up générationnel qui fragilise l’avenir.
Quelques précisions sur ce billet de blog : je n'ai absolument pas la prétention d'énoncer des vérités universelles (si tant est que ça existe en matière sociale) ou de parler au nom de tous les "jeunes". Il s'agit d'un point de vue situé, et je vais partir de mon histoire personnelle, de mes observation de "jeune" blanc cis de gauche habitant en France métropolitaine, même si j'essayerai de monter un peu en généralité. D'ailleurs, je ne prétends pas non plus à l'exhaustivité, et si le récit est parfois décousu, je m'en excuse d'avance. C'est une question qui m'intéresse (et m'énerve) depuis assez longtemps, c'est pourquoi j'avais envie de lui dédier mon premier billet de blog.
J'utiliserai par facilité les termes "jeunes" et "ancien.nes", qui désignent moins des classes d'âge strictes (les moins de 30 ans, les plus de 60 ans) que des générations, des groupes qui ont des expériences vécues, des représentations et des pratiques très différentes. On verra que ces deux termes sont au moins en partie contestables, d'où le fait que je les écris entre guillemets.
Si vous estimez appartenir aux "ancien.nes", n’hésitez pas à continuer la lecture, c’est un terme que j’estime affectueux et ce billet s’adresse aussi et peut-être surtout à vous. Si vous estimez qu'à 60 ou 65 ans, on n'est pas un.e "ancien.ne", vous avez parfaitement raison, je n'ai juste pas trouvé de meilleur terme pour ce billet.
Intro
Avant de commencer, je voudrais vous partager une interaction récente qui constitue, à mon avis, un des nœuds de la question de conflit entre les générations.
J’étais avec des ami.es et nous échangions de manière cordiale avec un homme qui s’approchait de la retraite, en tout cas en fin de carrière. Un homme respectable. Un ancien comme un autre.
À un moment de la discussion, il nous sort, et je cite : "vous, les jeunes, vous êtes formidables, vous êtes l’avenir. Heureusement que vous êtes là pour l’environnement. Parce que moi, jamais je ne pourrais m’arrêter de manger de la viande."
Stupeur générale. Quoi ? C’est donc tout ce qu’on représente, "nous les jeunes", pour cet homme respectable ? Son petit confort vaut mieux que notre survie ?
1) Tranches de vie d'un "jeune" sous Macron
En 2019-2020, j'étais étudiant et je participais aux marches climat et aux manifestations contre la réforme des retraites. Je n'ai reçu en retour que nasses et lacrymos. Pourquoi une réforme des retraites d'ailleurs? D'après les discours politiques et médiatiques dominants, pour assurer "la pérennité du système de retraite". Autrement dit, pour les "ancien.nes".
Les confinements n'ont pas été aussi durs que pour d'autres. J'ai eu de la chance de pouvoir rentrer chez mes parents, mais l'arrêt brutal de tout un pan de ma vie sociale a été assez compliqué à gérer. De même que la perte totale de toute perspective sur l'avenir, que ce soit dans une semaine ou dix ansi. Pourquoi ces confinements d'ailleurs? Ce qu'on nous a dit, c'est qu'il fallait être prêt, nous, les "jeunes", à sacrifier "un peu" de notre liberté pour protéger les "ancien.nes", et accessoirement les personnes avec des comorbidités. Je n'ai pas aimé la méthode, mais en soi je n'avais rien contre prendre soin de mes proches dont beaucoup étaient dans l'une ou l'autre de ces catégories. Au contraire.
En 2021 j'ai intégré l’Éducation nationale, le CAPES en poche, c'était le métier de mes rêves que je visais depuis très longtemps. A l'époque, je voyais assez souvent mes grands-parents qui me chantaient les louanges de Jean-Michel Blanquer, qui avait "fait plein de choses géniales pour les profs". C'est clair, c'était "génial" les classes surchargées et survoltées après deux ans de confinement, dans un collège paumé à l'autre bout de la France. Sans parler des protocoles sanitaires incompréhensibles, inapplicables, inutiles, et qui changeaient du jour pour le lendemain. Sans parler de la formation indigente à l'INSPE. Sans parler du "génial" ministre qui nous insultait dès qu'il ouvrait la bouche. Sans parler de la maltraitance institutionnelle sur les élèves et les profs, amplifiée par les réformes successives. Et tout ça pour quoi? 1,1 SMIC après 5 ans d'étude et un concours super difficile! C'est sur que ça fait rêver!ii
Six mois et un énorme burn-out plus tard, je démissionne et me retrouve au RSA, avant de trouver au bout d'un long moment un job alimentaire dans une boîte de réinsertion. Le pire, c'est qu'au vu des réformes successives de l’Éducation nationale après mon départ, je m'estime chanceux d'en être parti aussi rapidement! Mes grands-parents continuent à me chanter les louanges des ministres successifs (pas trop Ndiaye... par contre Attal! La fougue de la jeunesse! Enfin la remise au pas de cet éléphant qu'est l'Education nationale!), tandis que le gouvernement passe une réforme de casse du chômage qui me touche directement. Et en prépare une autre.
De mon côté, je profite de mon absence d'activité professionnelle pour prendre soin de ma famille, en particulier mes parents et ma grand-mère que j'appelle toutes les semaines pour passer du temps avec elle au téléphone. Je lui fais aussi les courses toutes les semaines, c'est notre petit rituel. Je n'en attends pas de contrepartie, c'est juste quelque chose que je fais parce que ça me fait plaisir, et je sais qu'en faisant ça, je lui suis utile.
2) Un horizon bouché
Je parlais plus haut de mon absence de perspective sur l'avenir hérité des confinements. C'est un problème général aux "jeunes", comme le raconte la journaliste Salomé Saqué (Blast) dans son livre "Sois jeune et tais-toi!" (interview très intéressante ici). Ça vaut à mon avis le temps de s'y arrêter un peu : concrètement, qu'est-ce qu'on nous propose comme futur, à nous les "jeunes"?
- Galère pour se loger : il faut maintenant un salaire mirobolant pour pouvoir louer le moindre studio miteux vu que les propriétaires demandent des garanties de plus en plus exorbitantes.
- Galère pour trouver un vrai premier emploi : chômage massif chez les "jeunes" surtout non-diplômés, travail quasi gratuit en apprentissage, stage ou service civique, difficulté croissante à ne pas être payé.es au SMIC.
- Dépendance aux parents de plus en plus longue, qui découle notamment des deux points précédents.
- Avenir écologique merdique, entre l'emballement climatique et l'effondrement de la biodiversité, et toute la palette d'émotions que cela provoque chez nous (éco-anxiété, éco-colère...).
- Services publics qui se cassent la gueule et qui pénalisent les "jeunes" dès le plus jeune âge : Éducation nationale, universités, santé...
- Contre-réformes successives qui pénalisent particulièrement les "jeunes" : casse de l’Éducation nationale dans son ensemble et en particulier de l'enseignement professionnel, réformes des retraites et de l'assurance chômage...
- Fascisation et montée de l'autoritarisme en France, avec globalement des restrictions toujours plus importantes des libertés publiques comme individuelles sur fond de progression de l'extrême-droite.
- Guerres et génocide aux portes de l'Europe.
- Classe politique et médiatique dominante qui ne parle de la jeunesse que de manière négative ("les jeunes des banlieues") ou méprisante ("je traverse la rue, je vous trouve un emploi"), et qui a pour seul projet pour la jeunesse qu'une remise au pas type SNU ou service militaire.
Alors oui, la plupart de ces points touchent aussi les "ancien.nes", souvent d'ailleurs avec des modalités spécifiques (chômage des plus de 55 ans par exemple). La différence, c'est que pour nous, ça va nous pourrir toute notre vie. Qui devrait être plus longue que celle qu'il reste aux "ancien.nes". Et tout ça se traduit concrètement par une explosion des troubles anxieux et dépressifs chez les "jeunes".
3) Le "hold-up générationnel" vu de l'intérieur
Est-ce que tout ça est suffisant pour parler de "hold-up générationnel", de conflit entre les générations?
Sans doute pas.
Sauf qu'en 2022, Macron est réélu grâce aux plus de 60 ans, qui ont été la seule classe d'âge à voter massivement pour lui dès le premier tour, lui permettant de se qualifier au second tour puis de gagner face à Le Pen. Sauf que le retour de la réforme des retraites en 2023 n'est soutenue, là encore, que par les plus de 65 ans, à savoir les seul.es qui ne sont pas concerné.es. Sauf que les "ancien.nes" continuent de soutenir massivement, en particulier dans les urnes, des partis politiques qui détruisent activement notre futur, qu'il soit social ou climatique. Je pourrais continuer mais je m'arrêterai là : toute la politique de Macron, ça a été de flatter les "ancien.nes", souvent en tapant sur les "jeunes".
Dans ma famille, tous les "ancien.nes" ont voté Macron ou pire (Fillon) aux dernières élections, et soutiennent mordicus le gouvernement peu importe sa brutalité et sa fascisation. J'ai même hésité à rompre tout lien avec mes grands-parents, que pourtant j'adore, tellement je suis en colère face à leurs choix politiques.
Je vais le dire assez crûment, la manière dont j'ai ressenti le message que les "ancien.nes" ont envoyé aux "jeunes" ces dernières années, c'est "crève et fais pas chier".
Les sacrifices des "jeunes" pendant les confinements et avec les réformes des retraites? Rien à foutre. Le climat de plus en plus invivable? Rien à foutre. Risquer de se faire éborgner par des flics au cours de la moindre manif? Rien à foutre. Un gouvernement qui s'extrémise et devient de plus en plus dictatorial? Rien à foutre. Pour l'empathie, on repassera.
4) Le conflit des générations, une mauvaise grille de lecture pour un vrai problème
Bon clairement, cette expérience vécue ne doit pas être prise pour plus que ce qu'elle est, une expérience d'un individu dans son milieu social.
D'ailleurs, et c'est une des principales critiques qui avait été émise à l'encontre du papier de Joseph Confavreux, ça n'a pas forcément de sens d'opposer les "jeunes" et les "ancien.nes", d'autant que, pour paraphraser Bourdieu, "la jeunesse n'est qu'un mot", et la vieillesse aussi.
Pour schématiser, il n'y a pas grand chose en commun entre un.e jeune diplômé.e d'école de commerce qui donne des leçons sur LinkedIn aux gueux qui n'ont pas de quoi s'acheter une maison à 23 ans, et un.e jeune étudiant.e qui galère avec des petits boulots pour payer son loyer et qui doit aller à la banque alimentaire pour manger. De même, mon expérience de "jeune" homme blanc sur tout un tas de sujet est très différente d'un.e autre "jeune". Par exemple, grâce à ma couleur de peau, je n'ai subi des violences policières qu'en manif et pas au quotidien. On m'a déjà sifflé dans la rue et fait des remarques déplacées en milieu professionnel, mais ce n'est rien face aux violences sexistes et sexuelles dont sont victimes au quotidien de trop nombreuses femmes.
De même, il n'y a pas grand chose en commun entre un.e retraité.e multipropriétaire qui vit de sa rente immobilière, et un.e retraité.e qui galère avec le minimum vieillesse et plein de maladies chroniques héritées d'une carrière dans des métiers pénibles. Il faut d'ailleurs insister sur le fait que les associations sont souvent portées à bout de bras par des retraité.es, et que la retraite peut permettre de dégager du temps pour s'engager en politique, un privilège sinon inaccessible pour une grande partie de la population active. De même, il ne faut pas oublier les générations de militant.es qui continuent à s'engager dans les mobilisations sociales et/ou écologistes depuis des décennies.
Bref, mettre l'accent sur le "hold-up générationnel", c'est en partie se tromper de combat : plutôt que perdre du temps à opposer les "jeunes" et les "ancien.nes", mieux vaudrait mettre en avant ce que chaque génération à apporter à l'autre. Et aussi, il s’agit de ne pas se tromper d'ennemi : la droite et l'extrême droite, le néolibéralisme, les riches, les pollueurs, le capitalisme, à vous de choisir selon vos opinions politiques.
En somme, le vivre-ensemble plutôt que la division qui ne profite qu'aux défenseurs du statu quo. Pour reprendre un des slogans que j’ai beaucoup entendu dans les manifs retraites version 2023 : "les jeunes dans la galère, les vieux dans la misère, de cette société là, on n'en veut pas".
Après, il ne s'agit pas non plus d'esquiver complètement la question générationnelle, par exemple avec ces deux mauvais arguments de rejet de l'idée de "hold-up générationnel" qui m'énervent le plus. Le premier consiste à dire que c'est un faux problème, circulez, il n'y a rien à voir. Le deuxième peut être résumé dans la phrase que j'ai entendu trop de fois à mon goût : "si vous les "jeunes" vous n'êtes pas content.es, vous n'avez qu'à aller voter".
Le rejet a priori de l'idée du conflit de génération, associé à l'idée de vivre-ensemble, présente un énorme défaut : celui d'invisibiliser les vécus et les besoins spécifiques des "jeunes"... et ceux des "ancien.nes"! Autrement dit, il y a un risque d'effacement des inégalités et différences de vécu très réelles entre ces groupes.
Pour moi, ce déni total est d'ailleurs une des raisons du non-vote des "jeunes", qui pénalise particulièrement les partis de gauche. Comme pour le racisme, comme pour le sexisme, comme pour les LGBT-phobies, en refusant de voir le problème, c'est difficile de se faire des allié.es chez les personnes concernées par l'âgisme, la discrimination liée à l’âge. Sans parler des raisons structurelles qui pénalisent le vote des jeunes comme la non-inscription sur les listes électorales ou, jusque récemment, la difficulté à faire des procurations.
5) Et maintenant ?
Je ne prétends pas avoir une solution miracle ou une baguette magique pour résoudre la situation. Toutefois, voici quelques pistes qui pourraient, sans doute, aider :
- Pour les gauches, approfondir encore les actions en direction de la jeunesse. Le programme du NFP va dans le bon sens concernant la jeunesse parce qu'il s'attaque aux problèmes concrets qu'on rencontre (voir la 2e partie de ce billet). Certaines problématiques ont aussi des solutions locales, tout ne se fera pas au niveau national. Dans l'idéal, comme la parité ou la représentation des classes populaires, les gauches vont aussi devoir se faire à l'idée de laisser plus de place aux "jeunes" parmi leurs élu.esiii. Même si ça veut dire recaser moins de cadres des différents partis, et, à un certain âge, accepter de laisser la place. Sinon on se retrouvera à un moment ou l'autre dans une situation à l'américaine où deux gérontes se disputent la présidence. Personnellement, ça ne me fait pas rêver.
- Pour les médias, je n'attends rien des médias des milliardaires (sauf leur disparition), mais des médias indépendants pourraient probablement faire plus pour donner la parole aux jeunes et aussi parler davantage des "jeunes", raconter leurs vécus, leurs difficultés, leurs espoirs, comme le fait formidablement Khadidja Zerouali à Mediapart. Ça permettrait d'ailleurs de faire émerger d'autres histoires, pour montrer les jeunesses dans toute leur diversité.
- Au niveau personnel, j'aimerais bien voir plus d'empathie de la part des "ancien.nes" envers les "jeunes". Ce n'est pas parce que vous en avez parfois bavé pendant votre propre jeunesse que c'est une raison pour nous envoyer chier quand on vous fait remarquer que globalement notre vécu est loin d'être idéal, et c'est un euphémisme. D'ailleurs, les remarques du types "pas tou.tes les ancien.nes", c'est comme le "pas tous les hommes" sur les questions de violences sexistes et sexuelles : ça nous fait une belle jambe. Le sujet, ce n'est pas vous individuellement, c'est vous collectivement, en temps que génération. D'ailleurs c'est la même chose dans l'autre sens : les "jeunes" votent moins que les autres classes d'âge. Si je vous dit que moi je vote, ça ne fera pas du tout avancer la discussion.
- Quand vous allez voter, pensez aussi à nous. Vous avez bénéficié, dans votre ensemble, d'un contexte avantageux que nous ne retrouverons jamaisiv. Nous faisons partie des premières et seules générations à avoir des perspectives d'avenir moins bonnes que celles de nos parents. Nous sommes nombreux à prendre soin de nos aîné.es, volontairement et de bon cœur, mais ce soin ne peut pas être à sens unique.
Merci de votre lecture et d'être arrivé.e jusqu'au bout de ce trop long texte, qui rassemble aussi beaucoup de choses que je n'ai pas pu ou pas su dire à mes proches. D’où le langage parfois crû : tout ça s’accumule et a tendance à déborder.
Si vous voulez creuser un peu plus le sujet, je vous conseille cet article du sociologue Louis Chauvel (Les jeunes sont mal partis), qui date de 2011 mais qui, malheureusement, n'a pas pris une ride.
i Pour l'anecdote, le mardi 17 mars 2020, je devais passer la première épreuve de l'agrégation en histoire. On a appris 36 heures avant que c'était reporté. Quand? Sous quelles modalités? Silence radio pendant plus de deux mois...
ii Il y a eu une "revalorisation" partielle des salaires des jeunes profs sous Pap Ndiaye en 2023 après mon départ de l’Éducation nationale. Ça a notamment conduit à une stagnation encore plus longue du salaire sur tout le début de la carrière (les primes sont dégressives selon l'échelon et la rémunération de base), à moins d'accepter de faire les heures supplémentaires du fameux Pacte. Du Sarkozy dans le texte.
iii Je sais, on a déjà Attal et Bardella. Plus sérieusement et sans sarcasme, il y a un enjeu de représentation politique de "jeunes" au sens fort du terme (vécu commun notamment), et qui ne promeuvent pas des choses qui aillent à l'encontre de notre groupe. C'est exactement le même problème avec la mise en avant de femmes anti-féministes par les différents partis de droite et d'extrême-droite (Marion Maréchal-Le Pen, Marine Le Pen, Valérie Pécresse, Christine Boutin...).
iv Il n'est à mon avis pas écologiquement souhaitable que nous revenions à des niveaux de croissance des décennies qui ont suivi la Deuxième Guerre Mondiale : il ne peut pas y avoir une croissance infinie dans un monde fini. C'est fondamentalement impossible. Cela veut dire qu'une société post-capitaliste devra inventer des nouvelles formes de services publics et de vivre-ensemble qui ne reposent pas sur la croissance du PIB ni sur l'accumulation du capital (voir par exemple cet article de Romaric Godin).