J’ai travaillé quelques années avec des associations auprès de personnes exilées en France et en Grèce, et aujourd’hui, en tant que photographe, j’ai décidé de me rendre dans les Balkans pour essayer de comprendre la situation. L’Europe est aujourd’hui en pleine réflexion sur la refonte de son système de droit d’asile et le jeudi 8 juin 2023 (1), le Conseil s’est d’ailleurs mis d’accord sur un ensemble de nouvelles mesures qui ont pour objectif de réduire la mobilité des personnes exilées, avec un recours accru aux demandes d’asile aux frontières et une externalisation de la gestion des flux - ayant comme conséquence une création de nouveaux centres de transit et/ou de rétention comme celui de Lipa en Bosnie-Herzégovine.
Même s'il faut encore l’aval du Parlement européen, avec ce vote, le Conseil donne une idée de la future politique européenne qui, encore plus qu’auparavant, fait reposer le contrôle des flux migratoires sur celui de ses frontières extérieures.
Une orientation amorcée dès 2019 lorsque l’Europe a décidé de doter l’agence Frontex d’un corps permanent de gardes frontières. L’agence a fait de la lutte contre les passeurs son principal objectif. En 2023, plusieurs réseaux de passeurs ont d’ailleurs été démantelés en Italie et en Grèce (2). Des résultats qui semblent donner raison au déploiement de force opéré aux frontières par l'Union Européenne (pour avoir un ordre d'idée, le budget de l'agence Frontex est passé de 19 millions d'euros en 2006 à 754 millions en 2022 (3)).
Le renforcement du contrôle des frontières est passé par la construction de barrières physiques aux portes de l'Europe. Si l'Espagne a été la première nation à ériger des clôtures avec barbelés à Ceuta et Melilla dans les années 90, cette pratique s'est normalisée depuis 2015 et la crise de l’accueil des personnes exilées. Aujourd'hui, les clôtures qui ferment les portes de l'Europe font plus de 2000 km, notamment en Europe de l'Est - il existe même des clôtures entre plusieurs pays membres de l'UE, aux frontières Croatie/Slovénie et Slovénie/Autriche notamment (4).
L’évolution de cette politique aux frontières de l’Europe s'accompagne également d'un renforcement des moyens de contrôle et des armements : utilisation de drones, caméras thermiques, augmentation des effectifs de Frontex, dont les agents seront équipés d’armes létales à partir de 2023 (5). En plus de la police locale, 76 agents sont déployés chaque jour en Serbie. Avec l'accroissement de ces moyens, une augmentation des violences et harcèlements est observée envers les personnes exilées depuis plusieurs années par les ONG (6) qui travaillent sur place.
En effet, les témoignages de pushbacks et de violence sont de plus en plus fréquents sur la route des Balkans. Plusieurs Afghans rencontrés il y a 2 semaines dans un squat **ajouter localisation** racontaient comment ils avaient été arrêtés par la police hongroise, frappés et aspergés avec du gaz lacrymogène avant d'être ramenés en Serbie. Une histoire similaire à celle de Younes, marocain rencontré près de Horgos dans le Nord-Est du pays, qui me raconte son trajet à pied depuis la Turquie et comment arrivé à Belgrade, il a été reconduit jusqu’en Bulgarie - ce qui ne l’a pas empêché de retraverser la frontière quelques jours plus tard, mais ne fait que renforcer sa vulnérabilité aussi bien physique que mentale. Il y a encore ce témoignage de Karzai, rencontré au camp de Subotica, qui me montre son bras gauche et la trace de la balle qu'il a reçue en Turquie lorsqu'il tentait de traverser la frontière bulgare - la balle est toujours logée dans son bras.
On peut donc constater aujourd'hui que le renforcement des contrôles aux frontières et même la construction de frontières physiques n'ont pas pour effet de dissuader les personnes exilées de venir jusqu'en Europe. Au contraire, coincées dans des camps de fortune où les conditions de vie sont plus que précaires, les personnes exilées se retrouvent dépourvues de moyens légaux pour parvenir à leur destination et pour cela, elles vont même jusqu’à prendre de plus en plus de risques.
Le naufrage survenu en mer Méditerranée le 14 juin dernier est le dernier exemple en date des conséquences des politiques menées aux frontières de l’Europe. Sur près de 750 passagers, seuls 78 ont pu être sauvés (7). Un drame qui pourrait être évité si des voies sûres de passage étaient établies entre les différents pays de transit pour les personnes en exil. A la suite de ce drame, 9 passeurs présumés ont été arrêtés mais selon Nur-sada, passeur rencontré à Bihac deux jours après le naufrage, “aucun des passeurs qui dirige le réseau ne prendrait le risque de monter sur un des bateaux. Ceux-là sont seulement des personnes qui n’avaient pas d’autre choix que celui de travailler pour eux. Mais c’est le discours que vos politiques veulent que vous entendiez”.
D’ailleurs, pour beaucoup, le recours aux réseaux de passeurs devient la seule alternative envisageable, et c’est ce qui leur a permis de se développer et de se structurer pour devenir aujourd’hui un des business les plus lucratifs. Actuellement, pour pouvoir rejoindre l'Europe, un exilé afghan doit débourser plusieurs milliers d'euros à chaque frontière. Une véritable économie souterraine qui génère des millions d'euros. Une réalité qui pousse d'ailleurs de nombreux hommes à travailler en tant que petite main pour les réseaux de passeur. Farzad, rencontré en Serbie, me raconte comment il a accepté de travailler en tant que guetteur en échange d'un salaire de 800 euros par mois et la possibilité de continuer son chemin vers l'Europe. Même témoignage lorsque je discute avec Omar dans un autre camp : il me parle d'abord des violences dont il a été témoin en Iran et en Turquie puis m'explique pourquoi il est ici depuis plus d'un mois. Comme il l’explique lui même, “je dois travailler car c’est le seul moyen pour moi de pouvoir passer, après avoir dû payer 3000 euros pour passer en Iran puis 2500 euros pour arriver en Turquie, je n’ai plus d’argent. À chaque frontière tu dois payer et si tu n’as rien alors tu travailles”.
Olivier Ceccaldi, juin 2023
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