J’essaie de faire ici le résumé d’un livre (Le Sénégal des Migrations, Mobilités, identités et sociétés, ouvrage collectif sous la direction de Momar-Coumba Diop) rassemblant divers articles de chercheurs autour du thème de la « migration ». La question centrale est celle du « pourquoi » ? Pourquoi des jeunes Sénégalais quittent-ils leur famille et leur pays pour une aventure incertaine ?
Les chercheurs abordent cette question par divers angles, et donnent finalement une réponse très riche :
1/ Les raisons économiques
Elles sont évidentes. Un instituteur sénégalais gagne autour de 100 000CFA, c'est-à-dire 150€ par mois. Un vendeur dans une boutique de luxe ou un employé qualifié pourra gagner jusqu'à 200€ ou 250€ par mois. Or le coût de la vie ne fait qu’augmenter à Dakar, en particulier l’alimentation. Un exemple, en deux ans, le prix des bananes a doublé. Suite au pic de 2008 sur les denrées, en particulier le riz, les prix ne sont pas retombés à leur niveau de 2007, loin de là. L’essence est au même prix qu’en Europe, grevant ainsi le coût des déplacements. Aucun système de protection sociale n’existe, à part pour les retraites et la santé des plus de 70 ans. L’ultralibéralisme de fait en action au Sénégal appauvrit année après année les classes moyennes.
Sans héritage, il est donc quasiment impossible pour un jeune de « faire sa vie », de penser se marier et se loger dans des conditions décentes. Le travail à l’étranger pendant quelques années semble donc la seule manière de mettre suffisamment de côté pour démarrer dans la vie.
2/ Le manque de perspectives
Le chômage des jeunes est phénoménal, et les diplômes ne servent qu’à décrocher des jobs de vendeurs. Sans réseau, il est illusoire de vouloir trouver un emploi salarié décent au Sénégal, même en étant très qualifié. Quasiment rien n’est fait pour aider les jeunes à acquérir une formation professionnelle, créer une entreprise. Les terres cultivables sont parfois laissées en jachère, les filières agricoles étant concurrencées par les importations d’autres pays d’Afrique et surtout d’Asie et d’Europe.
3/ La tradition, le rite initiatique
L’immigration a toujours été en Afrique un moyen de « gérer les risques » de sécheresse, de pénuries alimentaires en particulier, une façon de ne pas garder tous ses oeufs dans le même panier. Pour un père paysan, avoir un fils au village, un à Dakar, un autre en Côte d’Ivoire ou en Espagne est l’assurance de revenus stables, quelques soient les récoltes. Bien avant de partir pour l’Europe et les Etats-Unis, les jeunes Africains partaient pour la ville ou un pays voisin, plus prospère. Les africains sont habitués à ces déplacements de longue durée, à l’apprentissage de nouvelles langues, à la débrouille. Les réseaux, les connaissances permettent de toujours trouver un toit et des combines pour s’en sortir en terre étrangère. Une véritable culture de la migration s’est développée au cours des siècles. L’Africain est par culture beaucoup plus mobile et adaptable que l’Européen. Quasiment tous les Africains parlent au moins deux langues. La plupart 3 ou 4.
Contrairement aux idées reçues sur « toute la misère du monde », les migrants arrivant en Europe viennent des familles les plus riches, celles qui ont pu économiser suffisamment pour payer un faux visa, un trajet en pirogue ou un passage par un cargo. Les plus pauvres ne
peuvent atteindre que Dakar ou Casablanca.
L’émigration constitue également un rite initiatique, une série d’épreuves, un voyage, une occasion de parcourir le monde, de démontrer son courage et de se constituer une histoire.
4/ L’émancipation individuelle
Beaucoup de jeunes migrants expriment le besoin d’échapper à l’emprise de leur famille. La solidarité exacerbée est un frein à l’émancipation individuelle. Toute personne qui réussit localement se voit contraint par la pression sociale de tout redistribuer. Comment garder de l’argent pour soi, économiser, lorsque sa sœur ou son neveu est malade, son père ne peut pas payer la facture d’électricité sur sa petite retraite ? La africains qui réussissent localement ont tous des combines pour camoufler leurs économies ou l’étendue de leur fortune. Les entrepreneurs expliquent qu’ils gardent toujours une ou deux affaire en faillite chronique de façon à démontrer que les affaires ne vont pas si bien que ca ! L’obligation de redistribution est un atout pour l’Afrique, elle réduit les conséquences de la pauvreté et de l’absence de protection sociale. Mais elle est aussi un terrible handicap pour l’investissement productif, une incitation pour certains à tout attendre des autres, à l’assistanat.
Partir, fuir, permet de mettre la famille et ses demandes incessantes à distance, d’échapper à la pression sociale épuisante.
Cela répond aussi au besoin d’exister en tant qu’individu, de construire sa propre vie.
5/ Le regard des autres, le besoin de reconnaissance
(point particulièrement développé par Thomas Fouquet, dans son article « migrations et glocalisation dakaroises »)
C’est sans doute, finalement la réponse la plus importante à ce questionnement. Nous avons tendance à l’ignorer, car nous l’ignorons également pour notre jeunesse européenne. Tout être humain a besoin d’exister dans le regard des autres. En particulier les jeunes, qui doutent d’eux-mêmes et qui se construisent. Le mythe du migrant qui revient riche au pays, achète une maison à ses parents et épouse la plus belle fille du quartier s’auto-entretient. Même s’il vit dans des conditions misérables à Vicenza, le migrant va faire de son mieux pour flamber lorsqu’il reviendra en vacances à Thiès. Les modes de vie Européens, Américains, des « Blancs » en général représentent toujours le modèle de réussite pour les jeunes Africains. Alors que notre propre système est en déroute, ses « élites » bling-bling, au succès facile, à la réussite flambeuse, la « starisation », les bonus des traders, les prix de transfert des footballeurs… représentent un modèle pour la jeunesse des banlieues de Paris et de Dakar ! Quel droit ont Sarkozy, sa chanteuse et ses Rayban, Wade ses avions, sa femme blanche et son fils businessman d’interdire à leur jeunesse de rêver de la même vie ?
Quel jeune de Sarcelles ou de Parcelles Assainies (quartier populaire de Dakar) aurait pour rêve de se lancer dans l’agriculture bio ou dans la cordonnerie ? En ces temps de mondialisation, que valent la modestie, l’effort, le travail manuel et la culture ?
L’immigration souligne avant tout la vacuité, l’indécence de ce qu’est devenu notre système de valeur occidental.
« Lorsque celui que tu suis s’arrête, que fais tu ? Tu n'as plus qu'à rentrer chez toi ! » (Viye Diba, artiste plasticien Sénégalais)
En outre, la photo de couverture de l'ouvrage est celle d'une oeuvre de Moussa Tine.