Les mots. J’aime les mots, les formules, les tournures, je prends plaisir à les choisir, les ordonner,
j’accepte même le reproche d’en faire salaire, mais je reste humble devant eux, je suis leur subordonné, ma charge est de les faire vivre, raisonner, voire vibrer dans certain cas. Cette relation hiérarchique est essentielle: je suis au service des mots et non l’inverse.
Le bon sens voudrait d’ailleurs que leur traitement soit le reflet de leur utilité: une transcription orthographique.
«Les mots ont un sens» : cette expression relève d’une telle évidence que la verbaliser de la sorte touche à l’absurde. A celle ci, on peut accoler ce que sont devenues des expressions populaires telles que «la plume est plus forte que le glaive» et «le savoir est une arme» pour être plus en contact avec ma génération.
A considérer que vous ayez un semblant de maîtrise sur les trois points, vous pouvez assez logiquement vous sentir vous-même «arme de destruction massive» dans le cadre de joutes oratoires.
Gardons à l’esprit qu’une arme quelle qu’elle soit n’est rien en elle même, ce n’est que de la matière inerte, seule l’intention et la capacité d’action de son détenteur forme le danger.
C’est là même l’objet de ce texte, le danger de la manipulation sémantique et les projections dont il peut être moteur, un danger tellement lointain qu’il se dissimule sans peine sous notre amusement et notre vanité tirés d’une fine compréhension du présent.
Car dès lors que les mots se confondent, voire remplacent l’image qu’ils expriment, ils en deviennent objets manipulables ; si vous ajoutez à cela l’intention de l’orateur dans l’inversement de hiérarchie dont je vous parlais plus haut, alors ce n’est plus une porte qui s’ouvre mais bien un pan de mur qui tombe.
Encore une fois, le risque qui en découle étant incertain et distendu sur l’échelle temporelle, il disparaît facilement sous les accusations de mauvais prophètes.
Car on peut tout à fait se gausser d’avoir perçu mieux que d’autre des ficelles d’une discrétion de cordes marines.
Une satisfaction toute personnelle peut naturellement nous étreindre à l’observation d’un personnage au blond suspect arracher des votes plébéiens grâce à un programme basé sur la théorie du ruissellement (1) cher à M. Reagan, qualifié a posteriori et assez justement de «président des riches».
On peut s’amuser que l’épouvantable télésurveillance soit nettement plus honorable sous l’appellation vidéo-protection, au même titre que couper tout filets de sécurité et de protection en terme d’embauche, de licenciement ou d’horaire, apparaît subitement beaucoup plus acceptable voir impératif, dès lors que cela s’abrite derrière le paravent de la fluidification du marché de l’emploi.
Les exemples sont nombreux et prêtent généralement à sourire quand leur visibilité est proche de celle d’un éléphant dans un couloir.
Et pourtant, un premier danger viens de s’immiscer derrière cette façade grossière, ce premier danger réside dans notre acceptation de la manipulation des mots.
Notre vigilance devrait pourtant prendre appui sur sa mémoire et nous rendre alerte sur les tripatouillages sémantiques. Car certains mots accolés entre eux et assenés avec force peuvent prendre la forme d’un absolu. Et cet absolu contient une puissance d’impact proportionnelle à la simplicité de la compréhension de son idée force.
Le point de bascule résidant dans la capacité de ces sorciers de la sémantique à transformer un fantasme verbal en langage performatif. A faire exister ce qui n’est pas.
L’exemple actuel d’un candidat en difficulté exposant sur la scène publique ce que son entourage et lui-même présentent comme «sa» vérité nous plonge directement et collectivement dans le caractère performatif du langage incantatoire.
Dans ce cas, nous sommes au-delà de la matière prête-à-penser, nous sommes dans la matière prédigérée qui ouvre le champ à tous les raisonnements fallacieux et met aux bans la pensée construite sur la nuance et la raison.
Ce qui ne peut être défini comme de l’eau n’en devient pas pour autant de la pierre.
Le cheminement intellectuel du récepteur du message peut d’ailleurs être mis en parallèle de celui du croyant : le message n’a de valeur qu’a proportion de la foi de son destinataire.
Je me fais d’ailleurs la remarque que chaque décennie détient sa formule disqualifiante, permettant ainsi de repousser les frontières de l’acceptable.
Nous avons eu «la pensée unique», le «politiquement correct», « la bien-pensance», nous sommes actuellement sur «le complot». Toutes ces maximes contiennent un morceau de vérité, c’est leur grand atout pour se répandre et jouer le rôle d’étalon sur l’échelle de la décence politique et démocratique.
En effet, toutes ses sentences ne sont rien en soi, elles deviennent porteuses de négatif dès lors qu’elles sont utilisées à des fins catégorielles et par extension, de censure.
Qui d’entre nous n’a pas souvenir d’avoir été rangé dans le clan du politiquement correct ou de la bien-pensance, sous les exclamations moqueuses de «la guerre, c’est pas beau». Pourtant, et sans rentrer dans un pacifisme angélique, une très légère connexion avec l’humanisme dont nous sommes tous porteurs peut vous amener à la conclusion simple que, malgré toutes les circonvolutions intellectuelles possibles et imaginables, si vous occultez le postulat de base que oui, la guerre c’est pas beau, il me semble que votre éthique personnel à plus à voir du coté du quadrupède que de l’humain debout.
Ceci ne gomme en rien la nuance et la compréhension, c’est même par essence le socle sur lequel elle vont pouvoir émerger.
Dans le prolongement de cette censure argumentaire, le raccourci identitaire, en passe de devenir la caste honnie de l’étiquetage «bobos», vous mettra dans l’impossible position de l’inaudible face à des assemblées ayant d’ores et déjà fait jugement, non pas du discourt mais de l’être lui-même. Je vous laisse juge du sectarisme uni polaire dont ce comportement peut être porteur.
L’adjectif disqualifiant du moment est donc « le complot », ce mot devenu le réceptacle pour toutes sortes d’idées qui n’ont de commun que l’alphabet.
Par expérience personnelle, je peux vous affirmer qu’il y a encore quatre ans, dénoncer les négociations faite dans l’ombre sur un accord commercial transatlantique voué, à l’époque, à être imposé à tous au détriment du plus grand nombre, vous rangeait de facto dans la case complot, de même qu’avant 2008, verbaliser l’asservissement de la politique gouvernementale à une finance sortie depuis bien longtemps de son rôle d’outil vous gratifiait d’une étiquette d’extrêmiste pour les plus chanceux, et de terrible comploteur pour les autres. Vous remarquez d’ailleurs l’inversement de statut entre l’accusé lui-même et l’accusateur, et ses tentatives de mise en lumière.
Croire que des parties différenciées se serait entendues à l’insu de la majorité pour imposer une guerre sur des arguments fallacieux n’amène pas obligatoirement à accepter l’idée d’une illusion d’optique dont nous aurions tous été victimes à Manhattan en 2001.
Pour autant, ce sentier existe bel et bien et mon but n’est pas de le nier ni de le minorer, car le mimétisme avec l’autruche face à ce phénomène ne nous mènera pas à la clairvoyance.
Mais sans discernement, sa dénonciation en devient contre-productive.
La nuance seule peut nous permettre de naviguer dans tout cela, et pour ce faire, nous disposons d’une arme incroyablement efficace lorsqu’elle est bien aiguisée, mais qui peut être terriblement inopérante dès lors qu’elle est assujettie à une idéologie. Cette arme, c’est donc le discernement, discernement indispensable pour percer le brouillard confus des mots, pour positionner le curseur sur notre échelle d’acceptation et expliciter ce qui doit l’être.
Si j’emploie des termes volontairement guerriers, c’est que je vois poindre le combat à venir. Et ce combat s’inscrit dans la logique des adjectifs disqualifiants, et, au même titre, il porte les germes d’un effondrement des barrières avec la différence notable que cette fois, ce ne seront pas des barrières mais des murailles que l’on croit à tord inébranlables.
«Le système»
Ce combat ne se résume pas à ce simple mot mais c’est pourtant sa traduction qu’il faut d’ores et déjà mettre à mal. Ce système brandi, dénoncé, accusé, voué aux gémonies d’une foule colérique. Le mot lui même est devenu un pêle-mêle de tout ce qui est contrariétés, frein ou empêchement. Sa dénonciation devient un passeport populaire pour tout tribun engagé dans une course élective.
Il me semble pourtant, que le mot lui même est vidé de son sens dès lors qu’un ancien président, ancien ministre de l’intérieur et des finances, représentant d’organisation communale depuis nombre d’années, se déclare candidat antisystème lors de son discours de mise en campagne(2).
Plus proche de nous dans le temps mais plus loin dans l’espace (horizontal comme vertical), une perruque arrogante, milliardaire de son état, accède à la fonction suprême américaine, sur le discours d’une mise à bas de ce système.
Alors comme je l’ai écris précédemment, on peut s’amuser de ce ridicule, on peut balayer tout cela et se convaincre que c’est l’argumentaire porteur du moment et qu’une fois élu, tout ceci sera regardé comme les oripeaux d’une campagne douloureuse. Une sentence telle que «les paroles s’envolent, seuls les écrits restent...», nous mettra communément à l’abri de notre complaisance coupable.
Je crois pour ma part que les paroles restent et s’impriment certaines fois bien plus durablement et profondément que l’on ne saurait dire au premier examen.
Il existe des poisons lent et insidieux.
Mettre en accusation cette nébuleuse que l’on appelle système, afin de dissimuler ses propres défaillances, est un poison lent et insidieux. C’est un grain de sable dans la mécanique républicaine, un grain de sable voué a devenir un rocher.
Et c’est là l’idée maîtresse de ce texte: ce danger lointain et hypothétique.
Ce lendemain possible et pourtant inimaginable, cette chute dans un inconnu que l’on sait d’ores et déjà ni beau ni merveilleux.
C’est cette hypothèse du pire qui me fait frémir.
Car un jour, et le paysage outre-Atlantique me fait croire que ce jour n’est peut-être pas si loin, quelqu’un mettra des mots derrière ce système, quelqu’un apportera une définition à ce système.
Je vous propose un exercice très simple, reprenez les discours trumpistes, lepeniens ou même fillonesques depuis peu, et remplacez le mot système à chaque fois qu’il est prononcé. Cela peut être très amusant si vous faites usage des mots spaghetti ou chaussette, la tournure sera tout de suite plus effrayante et restera pourtant tout à fait cohérente si vous employez le mot «république».
Je rappelle que nous traversons une époque où moins de 30% des américains nés après 1980 pensent que la démocratie est une chose essentielle contre 70% de ceux nés avant la seconde guerre mondiale (3), et je ne pense pas avoir à détailler ici, les demandes croissantes des populations occidentales pour le retour à l’ordre, pour un homme fort, pour rétablir l’autorité, l’identité...
Le chiffon rouge systémique remplit alors à plein son rôle d’alpha et oméga de tous les problèmes quels qu’ils soit.
Sans définition particulière, protéiforme et spectaculairement adaptable, le système combat toujours dans l’ombre, dans l’attente du prochain chevalier en mal de faits d’armes et prompt à terrasser cet ennemi que personne n’as vu et pourtant connu de tous.
Pour autant, je ne suis pas non plus un négationniste du lobbying ou de toute organisation systémique, mon but n’est pas d’affirmer que rien de tout cela n’existe mais d’attirer l’attention sur les risques d’une extension de définition que renferme ce mot «système», et les dérives futures qu’il pourrait engendrer, voire justifier.
Le scénario du pire pourrait advenir brutalement et dans un espace temps assez proche de l’autre coté de l’océan.
L’argumentaire serait aisé et très compréhensible, car après seulement un an de protectionnisme nationaliste, il y aura dans les premiers temps, et avant implosion, un résultat tangible sur le marché de l’emploi, ce qui donnera une nouvelle légitimité populaire au Hugh Hefner de la maison blanche.
Et pour réponse aux déceptions seront mis en avant : la bureaucratie, la lenteur parlementaire, la lourdeur de l’état, encore une fois, le système. Il deviendrait alors aisé de présenter la solution de l’homme fort, au dessus de ce système, prompt à agir dès lors qu’il n’est pas retenu. Il deviendrait alors évident que la république n’est plus la solution, mais le problème.
Ceci est le scenario du pire, ce n’est pas une prophétie ni même une estimation mais il est frappant de constater à travers l’histoire que les démocraties s’éteignent toujours sous les applaudissements.
Ce mot "système" renferme tellement de dangers dans son utilisation que je suis, chaque jour, sidéré de voir la campagne qui agite notre pays, animée par des candidats se réclamant tous sans exception de l’antisystème. Ce système tant de fois dénoncé, qui pourrait se transformer en fossoyeur de nos républiques démocratiques, se voit lancé tel une vulgaire argutie sans conséquence par ces personnes imperméables au lendemain, représentants de l’immédiateté, afin de récolter notre approbation. Prenons garde à ce que les facilités du jour ne soient pas les entraves de demain.
Que les choses soient claires, mon propos n’est pas de crier «République en danger», mais d’affûter notre vigilance sur les slogans d’actualité comme potentielle vérité future.
Mon objectif fantasmé serait que tout lecteur de ce texte (j’aimerais que ce soit chaque citoyen mais ma vanité n’est pas aveugle à ce point) se pose une question qui me semble essentielle et porteuse d’immenses espoirs comme d’infinie tristesse selon la réponse: êtes-vous défini par votre capacité d’acceptation ou par vos facultés d’indignation ?
La nature même de votre réponse impacte le prisme par lequel passe votre regard sur le spectacle du quotidien.
Pour ma part, et dans certain cas d’importance, acceptation prend valeur de soumission, et soumission ne sera jamais synonyme de réalisation.
J’en reviens donc, et pour finir, sur ce qui peut, ce qui doit être fait pour prévenir de futurs dangers, et encore une fois, seul le discernement peut nous aider à désamorcer ces situations.
La démarche est simple, c’est ce que j’appelle le principe du rayonnement. Répandre la raison au confluent de l’humanité commence par ce qui est proche, palpable, atteignable, et à ce titre, je m’inscris pleinement dans le procédé de la militance minimum (4).
J’ai bien conscience que le résultat ne peut venir de l’immédiat, mais c’est un espoir, un espoir qui veut croire que l’éducation à l’émancipation des esprits ne peut s’inscrire sur l’échelle de temps de l’humain, mais bien dans celle de l’humanité.
À l’entière condition que cette parole soit sage et raisonnée, les cercles concentriques de la pierre jetée dans l’eau se feront légion.
A notre charge, le devoir d’explication, de décodage et de prospective.
Convaincre une personne, c’est changer l’humanité.
De ce fait: je milite.
(1)« trickle down economics »: théorie économique selon laquelle les revenus des individus les plus riches seront réinjectés dans l’économie, justifiant l’allégement fiscal et réglementaire des plus hauts revenus et des capitaux les plus imposants.
(2) après vérification, quasiment tous les discours de campagne de N.Sarcozy en 2012 comportent des notes « antisystème ou anti-élites »
(3) ”The Democratic Disconnect”, Roberto Stefan Foa et Yascha Mounk, juillet 2016
(4) Gérald Bronner