J’aimerais vous dire pourquoi il est important que l’on écrive aujourd’hui un éloge de la fragilité. Un éloge, qui ne soit donc pas une complainte. Par quoi commencerait cet éloge si ce n’est par la description d’une incapacité à accepter le silence et la lenteur. Le silence des êtres dont il fallut qu’ils ne fissent rien, des êtres qui devaient regarder les rayons du jour graver de longues ombres sur les murs de pierre chaude ; la lenteur de ce qui n’était pas nécessaire, de ce qui demandait du temps, de ce qui avait besoin de durer. La difficulté de se taire et la douleur d’attendre. Pourquoi donc faudrait-il aujourd’hui un éloge de la fragilité ? Pourquoi cela serait-il si important ?
Il y a un mot, un mot interdit, qui a le pouvoir de lever instantanément des foules prêtes à prouver tout leur pouvoir, et montrer toute leur force dans le rugissement d'une brutalité déraisonnable. Ce mot c’est celui qui caractérise la prison que se sont fait les hommes, la souffrance qu’ils se sont imposée, le carcan dans lequel ils ont placé eux-mêmes leur tête. Il faut. Car telle est l’injonction de l’être ; d’être ; être pour autrui ce que l’on n’a jamais voulu être pour soi-même. Ne soyez pas fragiles, car la fragilité est une faiblesse, et un être faible n’a guère de chance de survivre dans un monde brutal, dans un monde dur, car tel serait le monde à chaque instant. Nous ne devrions pas être fragiles parce que ce serait se soumettre, ce serait s’incliner, devenir souple, tordre. L’enjeu n’est pas d’être fort, mais de montrer sa force, de prouver sa supériorité. Sans fragilité pourtant, nous ne pourrions pas prendre le temps de lire à voix haute ce vers d’Alfred de Musset :
« Mais quel bien fait le bruit, et qu’importe la gloire ? »
La dureté de la vie ne donnerait aucune place à ce qui casse facilement, à ce qui est pourtant dur comme le verre. Mais qu’est-ce que la fragilité ? Elle n’est pas un refus de se battre, elle n’est pas non plus l’abandon de ses forces. La fragilité n’est pas un état de vulnérabilité, elle n’est en aucun cas une faiblesse morale. Elle est le contrepoids de la folie des hommes. Elle est la condition de la vie. S’il n’y a pas de beauté sans fragilité, il n'y a pas non plus de vérité, car ne devient-on pas lucide dans ces moments particuliers où la vie s’ébranle ? La vérité n’est d’ailleurs que dans la fragilité, cette dernière est son logis, c’est dans ce lieu que créent les artistes.

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Et puis, il y a eu tout naturellement cet ulcère de la force. À travers toutes ces techniques devenue folles, figuration de cette exultation de la domination, de la compétition universelle, il n’y a de sens recherché que dans une comparaison absconse, le paradoxe de notre absence d'époque [2], une quête infinie. On acclame les plus forts, ceux que l’on nomme les méritants, ceux qui détruisent le plus, non pas ceux qui transforment le mieux. À ce jeu-là, il n’y a qu’un gagnant, celui qui fait le plus de bruit, celui qui écrase tous les autres, un gagnant fulgurant, déjà perdant. Mais à ce jeu, en effet, nous jouons tous, gardons-nous donc de tout jugement hâtif. Le plus fort est-il toujours le plus responsable ? Et le plus faible, est-il le plus innocent ? Les pulsions nous rendent grégaires, celles de quelques hommes emportent souvent des nations entières.
« Et toute vengeance ? Rien !... - Mais si, toute encor,
Nous la voulons ! Industriels, princes, sénats,
Périssez ! Puissance, justice, histoire, à bas !
Ça nous est dû. Le sang ! le sang ! la flamme d'or ! »
Arthur Rimbaud
Parmi les fragments de textes millénaires perdus à jamais, on trouve cette pièce lyrique de Callimaque autour d’une querelle entre le Laurier et l’Olivier. Alors qu’ils se comparent pour savoir qui est le plus noble, un arbrisseau proche d’eux les interrompt et prend la parole : « Pauvres que nous sommes, n’allons-nous pas – de peur de nous faire trop ennemis, n’allons-nous pas nous taire ? Ne nous décrions pas ainsi les unes, les autres […]. » [3] Ce qu'il faut encore retenir ici, c'est le nous.
Il n’y a pas de verticalité dans la fragilité, c’est le vertige de ceux qui n’arrivent pas à dire qu’ils ne savent pas, de ceux qui n’arrivent pas à assumer l’ignorance.
Est-il possible d’écrire un éloge de la fragilité, donc, sans en même temps écrire un pamphlet des injonctions sociales ? Sans écrire une complainte ? Sans trahir la douleur cachée, niée, que le rejet de la fragilité engendre ? L’importance d’écrire cet éloge ne provient en effet ni d’une plainte, ni d’une dénonciation, ni d’une idée de justice, ni d’un regret de voir que nous ne sommes pas capables de cesser de courir. Elle provient d’une peur, du plus grand drame de l’humanité, de son plus terrible cauchemar. Elle provient de la disparition de l’amour et de la compassion. Car en effet, comment peut-on aimer et compatir si l’on ne cherche pas à se comprendre ? Et avant tout, à se comprendre soi-même c’est-à-dire à voir notre propre fragilité qui est à la fois notre propre beauté ? Celle de l’être qui ressent.
« L’homme court en tout sens et les lampes s’éteignent
Son manteau se rabat sur sa face de sang
Il ne sait même plus si c’est l’âme qui saigne
Il ne sait même plus quel mal son corps ressent
Il crie et tout à coup s’étrangle d’épouvante
Il s’est pris dans la peur des troupeaux hennissants »
Aragon
Assurément, un jour quelqu’un nous fera un éloge de la fragilité. Il sera très court, presque imperceptible. Il n’aura pas besoin de mots. Car pour comprendre la fragilité, il suffit de se regarder.
Références
[1] : La poétique de l'espace, Gaston Bachelard, 1957.
[2] : De la misère symbolique (volume 1, L'époque hyperindustrielle ; volume 2, La catastrophè du sensible), Bernard Stiegler, 2005.
[3] : Établi et traduit du grec ancien par Émile Cahen, vers le milieu du IIIe siècle avant J.-C.