Luc Ferry, le 8 avril, s’insurge contre le comportement chahuteur des députés, incapables d’écouter le discours de politique générale du Premier Ministre à l’Assemblée Nationale. Sur son compte Facebook, l’ancien ministre de l’Éducation Nationale accuse le monde politique en général.
Le lendemain, 9 avril, ces propos sont repris en tout ou partie sur les médias, notamment sur France Inter dans le 7/9 et lefigaro.fr.
Le Français et le citoyen de base, de droite comme de gauche, peuvent adhérer à l’indignation de Luc Ferry. Mais la communication médiatique ne pousse-t-elle pas au dérapage ? Luc Ferry lui-même, dans ses multiples interventions sur les chaînes de télévision, montre-t-il toujours l’exemple ? L’homme est civil, cultivé, intelligent, humain, mais la parade sur les plateaux de télévision pousse au crime. Ainsi, le 23 octobre 2010, dans l’émission Un autre midi, un talk-show culturel de Canal+, Luc Ferry déclarait :
« S'il y a une chose qui s'est effondrée, mais alors morte, mortissime, c'est la sémiotique ».
Il est étrange d’entendre des déclarations de mort dans la bouche d’un intellectuel civil, cultivé, intelligent, humain, à une heure de grande écoute sur un média national, surtout quand cette déclaration de mort touche à l’activité d’autres travailleurs intellectuels de la société contemporaine. De grands noms de penseurs et théoriciens sont associés à la sémiotique, morts physiquement comme Roland Barthes, mais aussi bien vivants comme Jean-Marie Klinkenberg en Belgique, Umberto Eco et Paolo Fabri en Italie. En France, Jean-Jacques Boutaud et Éliseo Véron font paraître en 2007 Sémiotique ouverte, itinéraires sémiotiques en communication. Ils y relèvent que la sémiotique a réussi « au cours d’un développement silencieux et inaperçu, à montrer sa puissance conceptuelle et son efficacité méthodologique pour résoudre les problèmes bien concrets des administrations, des entreprises et des institutions les plus diverses ». La sémiotique se fait opérationnelle et touche tous les secteurs de l’économie à travers ses applications dans le marketing et la publicité que Jean-Marie Floch approfondit dès Sémiotique, marketing et communication, paru en 1990. Le dossier spécial que lui consacre la Revue Française des Sciences de l’Information et de la Communication en 2013 est le témoin de son dynamisme actuel dans la recherche universitaire (1).
Bref, si la sémiotique, qui étudie l'émergence du sens à travers les signes et réfléchit à la pluralité des lois – perceptuelles, grammaticales, sociales, communicationnelles – qui président à la compréhension des textes, des images, des formes visuelles, sonores, gustatives, tactiles, olfactives en circulation dans la société, se porte bien, il n’en est pas de même des processus de dialogue dans l’espace public. En effet, à regarder de près la séquence télévisuelle où s’insère la sortie mortifère de Luc Ferry, ce n’est pas la sémiotique qui est en péril, mais plutôt, comme à l’Assemblée Nationale le 8 avril lors du discours de Manuel Valls, la vie du débat dans la démocratie contemporaine.
Quel fut, sur le plateau de télévision où intervenait Luc Ferry, l’enchaînement d’interactions représentatif de l’empêchement dont souffre le dialogue dans l’espace médiatique de nos démocraties ?
L’émission réunissait l'animateur principal, deux commentateurs experts (l’ancien ministre Luc Ferry et un directeur de la presse écrite) et des intervenants ponctuels. Un de ces intervenants, Guillaume, journaliste, parlait de la très belle réédition illustrée du livre de Roland Barthes, Mythologies (Seuil, 2010, édition établie par Jacqueline Guittard). Lors du compte-rendu de lecture du journaliste, quelques plans montrent le ministre qui rigole, qui a les yeux baissés, les bras croisés, qui articule quelques mots, avec une moue et en secouant légèrement la tête : le montage des images nous prépare, nous les téléspectateurs, à une saillie du ministre, qui ne tarde pas à se produire. C’est là que s’insère la réplique :
« S'il y a une chose qui s'est effondrée, mais alors morte mortissime, c'est la sémiotique, c'est vraiment, c'était la grande illusion des années 60-70 et franchement toutes ces disciplines là, qui étaient, elles sont mortes aujourd'hui. »
Le ministre accompagne sa parole du geste de jeter sur la table ou par terre quelque paquet embarrassant. Sur le plateau, la tirade du ministre à propos de la mort de la sémiotique crée un moment de confusion où chacun se coupe la parole (ce que je signale ci-dessous par les points de suspension à la fin de chaque réplique). Cela donne :
Le directeur de la presse écrite : « Je ne suis pas tout à fait d'accord… »
L'animateur de l'émission : « Alors, il y a quand même quelque chose… »
Le directeur de la presse écrite : « Pour le meilleur et pour le pire, ça, ça… »
Le patron de presse est à nouveau coupé, cette fois par Guillaume, le journaliste qui a écrit la chronique sur Roland Barthes.
Guillaume : « Il faut que je défende l'auteur… »
L'animateur de l'émission : « Aujourd'hui chacun doit défendre ses chroniques… »
Guillaume : « Alors je vais défendre mon Roland Barthes… »
Le journaliste prend alors la défense de « l'auteur » Roland Barthes, et, en parallèle, en aparté avec le directeur de la presse écrite, Luc Ferry amorce un argument :
« ça a bousillé l'enseignement de la grammaire quoi… »
À ce point de l’émission, le journaliste, concentré sur son papier, reprend sa chronique en disant, notamment, que « Barthes aujourd'hui est partout, notamment dans Elle, à chaque fois que vous lisez le décryptage d'une tendance, vous trouvez du Barthes sans peine ».
Devant cette série d’interactions sur un plateau de télévision, le français et citoyen moyen, spectateur télévisuel, me semble pouvoir regretter une chose et une seule : non pas la mort de la sémiotique, montée en épingle par la dramaturgie télévisuelle, mais plutôt l’impossibilité d’un dialogue civil, cultivé, intelligent, humain à la télévision, à propos d’un enjeu de société – ici la mort de la sémiotique, mais ce pourrait être un autre sujet. Sans doute faudrait-il du temps pour déployer une argumentation et une discussion, et, en condition préalable, une sensibilité au dialogue, à l’écoute des autres, une ouverture à des positions différentes, dont chacun sur le plateau de télévision pourrait se sentir responsable. Mais le débat à la télévision n’a pas lieu. Il avorte. Les paroles sont coupées. Les positions sont mises bout à bout sans s’articuler entre elles. Le directeur de la presse écrite ne développe pas son désaccord à propos de la mort de la sémiotique. Les arguments sont à l’emporte-pièce, dans la tradition des morts annoncées par les “grands” intellectuels : la mort de Dieu (Nietzsche), la mort de l'Auteur (Barthes), la mort de l'avant-garde ou de la bourgeoisie (Barthes encore). Mœurs politiques d’un âge de brute, transférées dans le monde de la communication, où la privation de parole est l’équivalent de la mort : surtout ne pas laisser une chance de retour aux exclus de l'histoire, de la vérité, de la science, des discours, des médias ; donc ne pas entamer le dialogue avec les condamnés qui parleraient d'injustice ou de faute de raisonnement, ou fondraient en larmes comme le Dostoïevski de László F. Földényi (Dostoïevski lit Hegel en Sibérie et fond en larmes, Actes Sud, 2008) découvrant que la Sibérie, où il vit, est gommée des acteurs de l’histoire.
Un piège cruel se referme sur le ministre lui-même qui n’a pas le temps de développer son argument (« ça a bousillé l'enseignement de la grammaire quoi… »). Cruel car la violence de sa charge initiale (la mort de la sémiotique) se retourne contre lui en le privant, par le chaos qui en résulte, d’un temps d’argumentation sérieuse. Or, d’un peu de sérieux, le spectateur télévisuel pourrait bien être en manque – dans les images de l’Assemblée ce 8 avril 2014 lors de la prise de fonction du nouveau Premier Ministre, mais aussi dans la pratique plus quotidienne du débat, ou du non-débat, à la télévsion, surtout quand il s’agit de paroles dépositaires d’autorité – une triple autorité dans le cas de Luc Ferry : d'ancien chef de la plus haute administration éducative française, mais aussi de philosophe et d'intellectuel (traducteur de Kant dans la Pléiade, auteur avec Alain Renaut de La pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain, 1988), et enfin de commentateur de la vie des idées prisé par la télévision française.
Dans un passage de De l’éthique de la discussion (1992), Jürgen Habermas déclare que les situations de dilemme moral où la vie est en jeu (par exemple, dans un canot de sauvetage où sur trois passagers, deux seulement ont des chances de survie) ne sauraient se résoudre par la discussion entre les intéressés : « Il me semble que ce dilemme se prête davantage à montrer les limites de l’éthique de la discussion », écrit-il. Face à la menace de mort, l’éthique de la discussion perd de sa pertinence.
Or, l’insulte par média interposé peut aller jusqu’à chercher la « destruction de l’opposant », c’est du moins en ces termes que le journal Libération, dans son éditorial du 26 mars 2013, entreprend la critique des injures dirigées, dans l’espace public, contre les représentants politiques. Il est question de « mots qui discriminent, insultent et dont le but, comme un usage abusif de la force, ne semble être que la destruction de l’opposant ».
La violence, même symbolique, laisse des traces. Elle n’est pas anodine. Celle de Luc Ferry contre le monde politique est particulièrement virulente. Le moraliste blesse. Il se lâche. Il se fait lui-même violent. Certes, on peut penser qu’il appuie là où ça fait mal et qu’il a raison, mais les processus de communication qui attaquent l’identité des personnes – fût-elle, dans le cas de la sémiotique, professionnelle, ou dans le cas de la démocratie parlementaire, politique – engagent potentiellement des luttes de reconnaissance agonistiques où le dialogue, ensuite, aura du mal à se frayer un chemin. Il ne reste plus alors qu’à rompre : « j’ai quitté ce monde politique dérisoire », écrit Luc Ferry. Quand, de surcroît, la menace de mort est explicite, l’éthique de la discussion se vide de sens. Nul ne manie le vocabulaire de la mort sans déformer son image en bourreau, sinon du contenu visé, du moins de la sociabilité minimale garantissant la possibilité du dialogue. Ainsi s’expliquerait que, dans le cadre de l’émission de télévision, la discussion sur la mort de la sémiotique n’a pas vraiment lieu, quelles que soient les éventuelles bonnes intentions des participants. Une dynamique de groupe s’installe qui étouffe toute velléité de confrontation autre qu’éristique.
Conséquence : la mort du dialogue passe à l’écran plus concrètement, matériellement, que l’affirmation, absconse au demeurant, de la mort de la sémiotique et de ses raisons. Ce que le dispositif télévisuel tue à coup sûr, c’est la possibilité du débat argumenté sur la question posée.
Survivre au conflit.
Dans Éthique et politique de l’espace public. Habermas et la discussion (Vrin, Collection La Vie Morale, à paraître en 2014), Estelle Ferrarese conclut son étude par ce constat : « Il ne reste avec l’espace public que le projet – nécessairement faible – d’une société où l’on survit au désaccord ». « Survivre au désaccord » suppose que se donne, d’abord, un espace pluriel où se confrontent des positions, s’ouvrent des conflits, se creusent des écarts. Ce processus, quoique périlleux pour l’identité des personnes, permet, éventuellement, d’entamer le processus de construction de l’accord sans privilégier d’avance une position plutôt qu’une autre.
De ce point de vue, il est envisageable de considérer que le problème n’est pas tant la violence verbale que l’absence de débat, de discussion, qui prendrait la suite de cette violence, qui viendrait, non pas tant la réparer, ou pas seulement, mais surtout permettre l’élaboration, ou la réélaboration, d’une position commune, construite par l’échange parolier, ne serait-ce, en premier lieu, que dans la reconnaissance des écarts. Ce n’est plus alors l’annonce de la mort de la sémiotique qui pose une difficulté – Dieu, la figure de l’Auteur et la sémiotique survivront – le problème est que l’annonce devrait faire l’objet d’une discussion. Or, la discussion n’advient ni sur le plateau de télévision avec Luc Ferry, ni à l’Assemblée quand le brouhaha tient lieu de réception d’un discours.
Il ne s’agit plus alors de charger moralement le pourfendeur. Peut-être le bretteur, quoique éthiquement incorrect, lance-t-il un sujet intéressant, et a-t-il ses raisons de le faire – dans une forme limite, mais l’important n’est-il pas plutôt ce qui se passe après ? Quelle discussion s’en suit ? Aucune dans l’espace public qui se focalise sur l’arrêt de mort et qui, après, ne rebondit pas. La violence pour la démocratie ne serait pas dans la déclamation du grognard, ni dans le juron à la Hébert, mais dans la forclusion de toute discussion qui naîtrait de la charge initiale.
L’éthique de la discussion dans l’espace public pourrait aussi bien s’appeler une sémiotique du dialogue – une sémiotique opérationnelle du débat médiatisé. Plutôt que de déclarer mortissime la sémiotique, les intellectuels médiatiques pourraient plutôt s’atteler à la pratique du dialogue, et donc, à tout le moins, au maniement de signes de dialogue – annonciateurs d’un possible processus de construction de l’accord par la raison dialogique – au lieu de se livrer aux seules forces stratégiques et dramaturgiques qui abondent sur les plateaux de télévision. Le devenir de la discussion médiatisée ressort de leur responsabilité, ainsi que de celle des artisans des débats, c’est-à-dire des animateurs de plateau, et des autres participants qui assument une part d’auctorialité sur l’enchaînement du dialogue. La critique qui peut leur être adressée à tous – et non pas seulement à Luc Ferry – ne devrait pas s’orienter sur les positions défendues en tant que telles, ni même, en dernière instance, sur la violence verbale potentielle, mais sur le processus communicationnel susceptible de sortir de la logomachie – que tous sur le plateau télévisuel et à l’Assemblée le 8 avril semblent délicieusement chorégraphier pour nous, spectateurs médusés qui n’en pouvons mais.
Olivier Fournout, enseignant et chercheur au sein de l’Institut Interdisciplinaire de l’Innovation (I3) et du département Sciences Économiques et Sociales de TélécomParistech. Il travaille notamment sur les liens entre cinéma et société (dernier livre paru : Héros. Action, innovation, interaction dans les organisations et au cinéma, Presses des Mines, 2014).
Cette tribune reprend et complète certains éléments d’analyse parus dans O. Fournout, « Pour une sémiotique du dialogue à la télévision », Revue Française des Sciences de l’Information et de la Communication, n°3, 2013.
(1) Cf. sous la direction de Jean-Jacques Boutaud et Karine Berthelot-Guiet, « La vie des signes au sein de la communication : vers une sémiotique communicationnelle », RFSIC, n°3.