Olivier Hamant

Abonné·e de Mediapart

3 Billets

0 Édition

Billet de blog 23 septembre 2025

Olivier Hamant

Abonné·e de Mediapart

Contre l’Etat efficace, l’Etat robuste

Dans les pas de l’ex-DOGE Elon Musk, Sébastien Lecornu prône et met en place « l’État efficace ». Pourquoi cette trajectoire est-elle contreproductive ? Quelle alternative proposer dans un contexte financièrement, écologiquement et géopolitiquement contraint ?

Olivier Hamant

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’idée d’ « État efficace » est une classique mission d’optimisation, comme on en a tant vu dans les entreprises ces dernières années: « L’objectif est de "rendre l’organisation administrative plus lisible, plus simple et plus efficace", en regroupant, fusionnant "et si besoin" en supprimant "des structures qui font double emploi dans le même champ de politique publique » (1). Cette stratégie est un piège systémique : le risque de rupture appelle plus de performance ; les gains de performance épuisent les ressources, ce qui alimente la crise suivante ; les crises se rapprochent et s’intensifient.

Dans la mondialisation économique, le culte de l’efficacité a surtout généré des ruptures : pénurie de moutarde en 2022 en raison d’une sécheresse au Canada où est désormais centralisée la production, blackout informatique en 2024 en raison de la centralité de Crowdstrike, crise climatique en raison de l’efficacité (énergétique et financière) si attrayante du pétrole, crise culturelle et (géo)politique en raison (entre autres) de l’efficacité des discours simplistes et des réseaux sociaux. On parle désormais de « polycrise » ou de « permacrise ».

Inutile d’ajouter que l’État français est d’ores et déjà suroptimisé : disparition des services publics, absence de lits dans les hôpitaux (l’autre désert médical), épidémie de burnout dans la fonction publique, etc. Quand on a compris que la profonde crise sociale-économique-écologique-politique actuelle est le résultat de nos suroptimisations dans tous les secteurs, on peut s’étonner que des promoteurs de « l’État efficace » existent encore. L’État suroptimisé est fragile, par destruction : il va rompre. La glorification de l’État efficace reflète la méconnaissance revendiquée d’une partie de nos élites actuelles pour la pensée systémique (Edgar Morin), pour les effets rebond (William Stanley Jevons), ou pour la contreproductivité de la performance (Ivan Illich).

On dira que la dette doit nécessairement nous amener à plus d’efficacité. En réalité, l’État efficace est surtout le résultat d’une trajectoire, et l’avant dernière étape de sa disparition. J’avais résumé les épisodes passés dans un essai, en m’inspirant de l’analyse de Sandra Lucbert : « la réduction des impôts génère l’approbation des électeurs mais profite d’abord aux plus riches ; cela accroît le déficit du secteur public ; l’injonction de réduction de la dépense publique suit ; le marché prend possession des services publics et les soumet à l’injonction de rentabilité. Le gouvernement technocratique agite le défaut de paiement comme une menace, alors qu’au fond, c’est son programme. » (3)

Quelle est la toute dernière étape de cette trajectoire ? L’État en guerre : l’injonction de l’efficacité s’auto-justifie en temps de guerre, puisque l’objectif est bien identifié et étroit (l’ennemi à abattre). Comme un pompier face à l’incendie, c’est cet objectif qui écrase les autres. Pour une courte durée. Quand l’efficacité devient une injonction totale et permanente, on bascule dans l’autoritarisme. Les États les plus efficaces sont d’ailleurs des dictatures, qui font la guerre. Dans l’Histoire, on ne peut oublier l’obsession des nazis pour l’efficacité d’ailleurs (4). Le culte de l’efficacité, et la culture de la guerre qu’elle génère, est nihiliste par nature.

Avec son État efficace, M. Lecornu insulte l’intelligence, les services publics et l’État. L’ancien ministre des armées ne nous prépare pas à la guerre, il la promeut.

Il y aurait une autre voie plurielle : l’État robuste. Un État robuste ne se définit pas par sa force autoritaire, mais par sa capacité à créer du lien et à faire émerger un sentiment collectif de « nous ». Il ne dirige plus de manière descendante, mais facilite les dynamiques citoyennes et territoriales. Ce changement de posture — du meneur au facilitateur — permet de produire des solutions souvent plus économes financièrement, en évitant des coûts futurs liés aux crises sociales, écologiques ou économiques. L’État robuste remplace la dette par la dépense évitée.

Toutefois, ce renversement de l’efficacité vers la robustesse exige un effort psychologique important : dépasser les blocages mentaux et les vieux réflexes culturels, après des décennies d’optimisation débridée. Pour les décideurs, comme pour les administrés. Comme le dit la philosophe Myriam Revault d’Allonnes, il s’agit de passer de « Bloquons tout » à « Débloquons tout » (5).

L’État robuste favorise la réflexion plutôt que le réflexe. Par exemple, un référendum ne se limite plus à un vote binaire (efficace), mais débouche sur une convention citoyenne, où les propositions issues de la délibération collective gagnent en légitimité et justifient leur application intégrale dans la loi. Ce type d’État respecte les processus démocratiques locaux. Le préfet n’est plus un simple relais (et un censeur) du pouvoir central ; il devient un catalyseur de coopération entre territoires, un point de contact de l’archipel républicain.

L’État robuste sait « dérailler » volontairement : il sort de ses rails idéologiques obsolètes (la politique de l’offre, l’optimisation nécessairement positive, la souveraineté par les capacités d’exportation, etc.) pour ne pas s'enferrer dans l’isolement sectaire et autoritaire. Il emprunte les chemins de la coopération, des liens humains et de l’intelligence collective. C’est un État où le « je » ne tue plus le « jeu » et où le « jeu » crée du « nous ».

***

Références

(1) https://www.franceinfo.fr/politique/gouvernement-de-sebastien-lecornu/info-franceinfo-mission-etat-efficace-sebastien-lecornu-nomme-deux-fonctionnaires-charges-de-supprimer-des-structures-publiques_7501099.html

(2) S. Lucbert, Le ministère des contes publics

(3) O. Hamant, Antidote au culte de la performance

(4) J. Chapoutot, Libres d’obéir

(5) https://www.liberation.fr/idees-et-debats/myriam-revault-dallonnes-le-mot-dordre-debloquons-tout-aurait-presque-ete-plus-logique-20250914_VA5N4ATGBNCNPKJJQD5NWM4OZA/?redirected=1

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.