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Billet de blog 7 décembre 2024

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Bangladesh : fractures sociales et « révolution de la mousson » vues par Kaiser Haq

Dans ce texte, Kaiser Haq, grand écrivain du Bangladesh , jette un regard sans fard sur les faiblesses structurelles de ce jeune pays né des affres d’une guerre de libération contre le Pakistan occidental en 1971 où il a combattu les armes à la main. La vie de Kaiser Haq est intimement liée à tous les soubresauts historiques qu’a connu le Pakistan, puis le Bangladesh.

Olivier LITVINE

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans ce texte, Kaiser Haq (n.1950), le plus grand écrivain du Bangladesh (1), jette un regard sans fard sur les faiblesses structurelles de ce jeune pays né des affres d’une guerre de libération contre le Pakistan occidental en 1971 où il a combattu les armes à la main. 

Il décrit dans sa profondeur historique la société fracturée qui a accouché de la « révolution de la mousson », nom donné à l’insurrection estudiantine de juillet-août 2024 qui a fait chuter l’autocrate Sheikh Hasina et porté au pouvoir le prix Nobel de la paix 2006.  

La vie de Kaiser Haq est intimement liée à tous les soubresauts historiques qu’a connu le Pakistan, puis le Bangladesh. 

Propos recueillis et traduits par Olivier Litvine, qui a été lecteur à l’Université de Dacca et directeur de l’Alliance française de la capitale bangladaise.  

Aux origines de la révolution étudiante : pseudo-élections, déconstruction et détermination

Avant les dernières élections (janvier 2024), l’ambassadeur des Etats-Unis a été très actif. Très présent dans les médias, il est devenu une personnalité bien connue des Bangladais. Il a exprimé le vœu que les élections soient inclusives, libres et équitables. Car depuis la fin du deuxième mandat (2009-20014) de Sheikh Hasina, toutes les élections (2014, 2019, 2024) ont été de véritables farces. En 2023, le Bangladesh National Party (BNP) (2), principal parti d’opposition à la Ligue Awami (AL) de Sheikh Hasina, a organisé des rassemblements dans les villes principales des districts (64 au Bangladesh), auxquels ont assisté de très nombreuses personnes souvent venues à pied de leurs villages. A Dhaka, le meeting du BNP a été attaqué par des agents provocateurs, ce qui a marqué la fin du mouvement en faveur du BNP, qui a boycotté les élections du 7 janvier 2024. Seuls 10% d’électeurs (3) se sont déplacés, les chiffres de la participation ont été grossièrement manipulés, et Hasina s’est déclaré « élue démocratiquement ». 

Personne n’aurait pu imaginer que ce qui débuta comme un mouvement contre les quotas (4), allait déboucher sur sur cette tuerie qui, d’après le gouvernement actuel, a fait 1 000 morts. Aux morts succédaient les morts, mais la façon dont les étudiants ont réagi a été simplement époustouflante. 

Depuis 15 ans, l’image de Sheikh Mujibur Rahman (5) que projettent les manuels scolaires est celle du grand leader, etc. Hasina s’est évertuée à laver les cerveaux de la nation, mais ça n’a pas marché. On déplore souvent que les élèves et les étudiants ne lisent pas, qu’ils ne pensent pas par eux-mêmes. Or l’idéologie qu’a construit le gouvernement était celle d’une opposition binaire entre les forces de libération et les forces anti-libération. Cette opposition binaire a été déconstruite par les étudiants. Hasina a déclaré que les manifestants, principalement des étudiants, étaient des razakar, c’est-à-dire des collaborateurs, d’après le nom des unités paramilitaires formées par l’armée pakistanaise pendant la guerre de libération de 1971. Les étudiants ont réagi en scandant le slogan suivant : 

« Tumike amike Razakar Razakar !/ Boleke boleke ? / Shoirachar ! »

« Toi et moi sommes des razakar ! Qui dit ça, qui dit ça ? / C’est l’autocrate qui dit ça ! »

Ce slogan déconstruisait tout simplement l’opposition binaire qu’Hasina utilisait pour justifier sa confiscation du pouvoir. 

Le gouvernement a vraiment très mal géré la situation en surenchérissant sans cesse. Ils ont dit aux étudiants de ne pas s’inquiéter pour les quotas, qu’ils allaient révoquer la décision de la Cour suprême. L’attitude qui consiste à dire « nous allons dicter à la Cour ce qu’il faut qu’elle fasse » en dit long sur ce qu’était le Bangladesh sous Sheikh Hasina. Et à ce moment-là, plusieurs centaines d’étudiants avaient déjà été tués, alors révoquer le système de quotas, c’était quelque chose d’inacceptable pour les étudiants qui n’allaient certainement pas retourner à leurs chères études.

Les média et réseaux sociaux pro-gouvernementaux, avait un discours partagé côté indien : ce sont les Etats-Unis qui sont à l’origine de l’insurrection, qui ont réussi à obtenir un changement de régime au détriment d’un gouvernement élu démocratiquement élu. Cela m’a fait beaucoup rire qu’on décrive le gouvernement d’Hasina comme un gouvernement élu démocratiquement. Les notions de gauche et droite semblent avoir perdu toute leur pertinence de nos jours. Comme je l’ai dit plus haut, les Américains avaient effectivement essayé avant les élections de persuader le gouvernement d’organiser un scrutin inclusif, juste et équitable, mais le gouvernement, avec le soutien de l’Inde, a organisé les élections truquées que l’on sait. Les Américains ont cautionné le mouvement, et Joe Biden a été le premier à féliciter le nouveau gouvernement. Personnellement, je n’ai rien contre, mais j’espère que les Etats-Unis ne vont pas en profiter pour imposer leur propre agenda politique. 

Perversion et instrumentalisation du statut de « combattant de la liberté » 

En tant qu’ancien « combattant de la liberté », cette nouvelle donne me ravit, car ce titre de gloire, qui renvoyait à une réalité historique, est aujourd’hui très largement galvaudé : sur les 300 000 « combattants de la liberté », que compte officiellement le registre gouvernemental, deux-tiers sont des faux, des imposteurs, des profiteurs ! S’il y eut 100 000 « combattants de la liberté » pendant la guerre de libération, c’est un maximum.  L’histoire semble se répéter dans ce pays : ceux qui avaient œuvré pour la création du Pakistan oriental en 1947 en soutenant « le mouvement pour le Pakistan », y compris les Hindous, ont rapidement été écartés. Les dalits (« intouchables ») voyaient dans la création du Pakistan une façon de se défaire de l’oppression des zamindars (propriétaires terriens) hindous.  Le premier ministre de la justice et du travail du Pakistan, Jogendranath Mandal, était un dalit du Pakistan oriental. Il démissionna et se réfugia en Inde suite aux les pogromes anti-hindous de 1950 (6) . Après la guerre de libération de 1971, les « combattants de la liberté » étaient adulés. Petit à petit, l’appellation fut utilisée pour obtenir certains avantages de la part du gouvernement en place, quel qu’il soit. 50 ans plus tard, les « combattants de la liberté », autrefois portés aux nues, ont perdu tout leur prestige. Aujourd’hui, quand quelqu’un se présente à vous comme « combattant de la liberté », la question que vous vous posez est « c’est un authentique combattant de la liberté ou un faux ?».  L’ère des « combattants de la liberté » est révolue… 

Les héros d’aujourd’hui sont ces jeunes gens qui ont défié les balles des policiers et dont le courage m’a bouleversé. A ULAB (University of Liberal Arts Bangladesh) (7), les universitaires, le front ceint du bandeau rouge de la révolution en cours, ont fait une chaine humaine à l’entrée de l’université. Les étudiants, tout comme leurs pairs des autres universités, étaient dans la rue pour affronter les forces gouvernementales et leurs hommes de main. Une organisation regroupant diverses nuances d’opinion, le University Teachers Network (réseau des enseignants d'université), a manifesté en soutien les étudiants. Plusieurs étudiants de l'ULAB ont été blessés par des balles en caoutchouc. Un certain nombre d'étudiants d'autres universités privées ont perdu la vie. Mais il s'agissait aussi d'un soulèvement de masse, dont la grande majorité des victimes furent des travailleurs et des citoyens ordinaires.

Un pouvoir autocratique soutenu par l’Inde : les gouvernements de Sheikh Hasina (2009-2024)

Sheikh Hasina a été formée par les services de renseignement de l'Inde (RAW - Research and Analysis Wing). De 1975 à 1980, après l’assassinat de son père, le premier ministre Sheikh Mujibur Rahman, leader de l’indépendance du Bangladesh en 1971, qui versa progressivement dans l’autocratie et la corruption, elle vécut à Delhi dans un exil qu’elle s’est imposé et pendant lequel elle a reçu une formation politique. Elle est rentrée en 1981, et quelques temps plus tard, le président Ziaur Rahman a été assassiné. Le général Ershad, qui gouvernera entre 1983 et 1990, avait lui aussi suivi une formation poussée en matière de défense à l’Université Nationale de Défense de l’Inde (NDU – National Defence University).

Son ancien conseiller entre 1981 et 1997, Motiur Rahman Rentu, vétéran de la guerre de libération était tellement écœuré par sa façon de faire de la politique  qu’il décida de publier un livre (8) pendant son premier mandat (juin 1996 – juillet 2001) partant du principe qu’il n’allait pas attendre qu’elle quitte le pouvoir pour révéler qui elle était et pour se désolidariser de son bilan. Le livre, publié en 1999, fut interdit. Il faut dire qu’il brosse le portrait d’une véritable psychopathe. Par exemple, quand elle était à la tête de l’Awami League et dans l’opposition au président Ershad, Rentu révèle qu’elle payait des agents provocateurs pour liquider des manifestants afin de galvaniser le mouvement de protestation et de hâter la chute du gouvernement. « Je veux des morts », disait-elle, et quand il y avait effectivement quelques morts, Rentu la montre en train de danser et de dire que ça lui aiguise l’appétit et qu’elle va bien manger….Idem, lors du premier mandat de sa rivale Khaleda Zia (entre mars 1991 et mars 1996), elle déclara à ses collaborateurs qu’elle n’allait pas accorder au gouvernement un seul jour de répit et de tranquillité. Par exemple, en 1992, lors de la destruction de la Mosquée d’Ayodhya en Inde par des fondamentalistes hindouistes, sur fond de conflit intercommunautaire entre Musulmans et Hindous, Sheikh Hasina ordonna à ses hommes de main d’attaquer des Hindous au Bangladesh afin de faire du tort au gouvernement de Khaleda Zia et de saboter l’organisation de la conférence de la SAARC qui devait se tenir à Dacca sous la présidence de cette dernière. Résultat, la conférence fut annulée. Voilà le type de personnalité qui ressort de ce livre. 

Rentu a échappé à plusieurs tentatives de meurtre : en 2000, il a reçu quatre balles mais a survécu à ses blessures. Finalement, en 2003, il a préféré quitter le Bangladesh et est venu se réfugier avec sa famille à Paris où il est mort d’un cancer en 2007. 

Lors des 15 années qu’elle a passé au pouvoir entre janvier 2009 et août 2024, avant la répression du mouvement étudiant de cet été, la façon dont on a été muselée la liberté d’expression est révélatrice de la chappe de plomb qui s’est peu à peu abattu sur le pays. En mai 2020, le caricaturiste Ahmed Kabir Kishore et l'écrivain Mushtaq Ahmed ont été arrêtés pour avoir publié sur Facebook des dessins satiriques et des commentaires critiquant la façon dont le gouvernement bangladais avait géré la pandémie de COVID-19. La libération sous caution a été refusée à six reprises à Mushtaq Ahmed qui est mort en prison le 25 février 2021. Libéré sous caution une semaine après la mort de Mushtaq, Ahmed Kabir Kishore a subi des blessures causées par des actes de torture pendant sa détention. Inculpés au titre de la loi draconienne qui régit la sécurité numérique au Bangladesh, lui et neuf autres personnes impliquées dans la même affaire risquent, s'ils sont reconnus coupables, jusqu'à dix ans d'emprisonnement, uniquement pour avoir exercé pacifiquement leur droit à la liberté d'expression.

Il y a aussi la question des disparitions, de ces gens incarcérés dans des lieux secrets (9) et qui réapparaissent, pour certains, après 8 ans. Pendant 8 années, personne ne savait s’ils étaient morts ou vifs ! 

De manière générale, au cours de ces 15 dernières années, beaucoup de gens n’ont eu d’autre solution que l’exil. C’est le cas du médecin et Youtubeur Pinaki Bhattacharya, qui a dû fuir en 2018 pour échapper aux services secrets. Il est réfugié à Paris où il est très actif sur les réseaux sociaux et exerce une influence considérable au Bangladesh. Sous le règne de Sheikh Hasina, les gens étaient devenus si paranoïaques que, quand j’écoutais un podcast un peu trop fort, ma propre fille me disait : « Fais attention, Papa, les gens risquent de t’entendre et si quelqu’un te dénonce, ils vont venir t’arrêter ».

Une grande partie de l’élite culturelle du Bangladesh a aussi très largement bénéficié son leur soutien appuyé à Hasina, qu’il s’agisse d’acteurs, de metteurs en scène de théâtre et de cinéma, d’organisateurs de festival, de magnats de la presse.  Tous ces gens ont été grassement récompensés de leur fidélité à celle dont ils avaient fait une icône, et font bien sûr profil bas depuis sa chute. 

Le pouvoir était tout entier concentré entre les mains de cette autocrate : c’est elle qui avait le dernier mot sur toutes les décisions, y compris de la nomination des présidents des université privées, pour lesquelles elle épluchait les CV des candidats.  

Les islamistes, l’armée et la police

Sheikh Hasina a déclaré que le Jamaat-e-Islami était derrière le mouvement contre la réforme des quotas et l’insurrection, mais les islamistes, que ce soit le Jamaat, le seul véritable parti islamiste ainsi que des groupes peu structurés comme le Hezafat (10) (regroupe des enseignants et étudiants des madrasas violemment réprimé en 2013). Shafiqur Rahman, l’actuel leader du Jamaat, un médecin, dont l’épouse est également médecin, n’a pas tenu de propos qui me choque. Si une femme veut porter la burqa (11) et observer le purdah (12), c’est son affaire, a-t-il déclaré. C’est un changement de ton et d’orientation. Lorsque les attaques sporadiques contre les Hindous ont commencé, le Jamaat a appelé officiellement à protéger les lieux des personnes de toutes les religions. Les attaques contre les Hindous sont des provocations émanant de factions pro-indiennes. 

Si l’on prend les violences intercommunautaires qui ont eu lieu en 2021 quand un exemplaire du Coran a été « trouvé » au pied d’une statue de Durga dans un temple de Comilla, dans l’est du pays, pendant les célébrations de Durga Puja, il faut être clair : aucun Hindou fervent n’ira déposer un Coran au pied d’une statue hindoue ; aucun musulman fervent n’ira déposer un Coran au pied d’une statue hindoue.  Mais si vous demandez à un type qui vit dans la dèche dans un bidonville et lui donnez 1 000 Taka (13) pour le faire, il le fera.  Ceux qui veulent créer des ennuis peuvent toujours s’engouffrer dans les failles de la société. Les manifestations organisées par des membres des minorités hindoue et chrétienne sont organisées par la Ligue Awami. Le président de la branche de la Chhatra League, le syndicat de l’Awami League, a été repéré dans l’une d’entre elles : qu’y faisait-il ? 

Cela ne me surprend pas, dès qu’Hasina a fui le pays, je savais qu’il fallait se préparer à des vagues successives de contre-attaques. Par exemple, fin août, après avoir été repoussés, les examens de fin d’études secondaire ont été annulés à la suite d’un vaste mouvement de protestations des élèves qui exigeaient que seules soient prises en compte les notes du contrôle continu. En ce moment, ce sont les syndicats qui contrôlent les marchés qui refusent que le gouvernement contrôle les prix des denrées essentielles et des légumes. Les partisans de Sheikh Hasina n’ont pas l’intention de de rester les bras croisés, ils vont continuer à essayer de déstabiliser le pays de mille et une façons. Et si rien n’est fait pour résister à ces tentatives, il y aura de nouveau de graves troubles. Les tentatives de déstabilisation ourdies par le lobby pro-indien regroupant l’Awami League et le RAW (les services secrets indiens) ne vont pas s’arrêter là. 

En ce qui concerne la police, qui a tiré sur les étudiants et a été très lourdement impliquée dans tous les aspects de la répression du mouvement, 20% de ses effectifs manquent encore à l’appel aujourd’hui. Ils ont simplement pris la fuite. 

Pendant des jours, on n’a pas vu l’ombre d’un seul policier dans les rues de Dacca. Ce sont les étudiants qui se sont chargés de réguler la circulation, ce qu’ils ont fait de façon beaucoup plus professionnelle que la police, comme le nettoyage des rues, d’ailleurs. La police est gangrénée par la corruption. Un exemple : pour devenir le responsable d’un commissariat dans un quartier chic de Dacca, il faut payer des dizaines de millions de Taka en dessous de table. C’est une somme qu’il faut bien récupérer…. Il faut savoir que dans chaque commissariat, il y a une chambre forte où est entassée l’agent des pots de vin soutirés à la population, et qui ne peut être mis à la banque. C’est pour cela que les commissariats ont été attaqués et souvent incendiés. Des armes aussi y ont été récupérées. On aimerait que des gens aient d’autre occupation dans la vie que d’extorquer de l’argent. 

En ce qui concerne l’armée, en 15 ans Hasina a essayé de placer ses partisans et a promu les flagorneurs, mais les grades intermédiaires et inférieurs restent animés d’un véritable patriotisme.  Il ne fait aucun doute qu’il faut continuer à purger l’armée. Au début, certains soldats ont tiré sur les étudiants. Ensuite, les chefs militaires ont souhaité que se tienne une réunion de tous les officiers, à laquelle ceux qui étaient en dehors de Dacca ont participé à distance. Les officiers de rangs moyen et subalterne ont clairement déclaré qu’ils ne soutiendraient pas les violences contre les étudiants. À la suite de cela, l’armée a annoncé qu’elle ne tirerait pas sur les étudiants. Les Etats-Unis aussi ont joué un rôle important en menaçant Sheikh Hasina de mettre un terme à toute participation du Bangladesh aux opérations de maintien de la paix de l’ONU, dans lesquelles le Bangladesh est un des pays les plus impliqués et qui représentent une source de revenus très importante pour le pays et les soldats eux-mêmes (14), si elle faisait intervenir l’armée.  Cela dit, les Etats-Unis n’ont pas toujours eu l’intention de se débarrasser d’Hasina.  En 2008, avant son élection, ils ont accepté de la soutenir, ce qui, avec la coopération des Indiens, lui permit d’obtenir une victoire éclatante (263 sièges sur 300). Le problème est qu’après, elle s’est vite détournée des Américains pour ne plus s’appuyer que sur l’Inde. 

 C’est pourquoi l’ambassadeur a énoncé clairement ses préconisations d’organisation d’un scrutin juste et équitable avant les élections et que celles-ci n’ayant pas été suivies, et le mouvement de protestation prenant une ampleur inédite, elle a été tout simplement lâchée par les Américains. On ne sait pas ce qu’il va se passer dans l’avenir, qui reste très incertain. 

Muhammad Yunus, le nouveau gouvernement et l’avenir du pays

Muhammad Yunus est la personne la plus acceptable sur le plan national et international. C’est la seule personnalité qui peut décrocher son téléphone et parler aux autres dirigeants du monde. Et nous avons besoin de quelqu’un qui puisse parler d’égal à égal avec les autres dirigeants mondiaux. 

Yunus a formé un certain nombre de comités chargées de réformer les instituons importantes, la bureaucratie, la justice, et il a nommé un commissaire aux élections. Il est prévu qu’ils rendent leurs recommandations à la fin de l’année ou au début de l’année prochaine. Ensuite les élections pourront se tenir. 

Mais il faut insister sur le fait que ces 15 dernières années, Sheikh Hasina a placé ses fidèles dans toutes institutions clés, et notamment dans les diverses agences de renseignement (où certains ont déjà été écartés), sauf le Renseignement de la Sécurité Nationale (National Security Intelligence – équivalent de la DGSE), qui compte bon nombre de ses fidèles, qui n’a pas été touché. Cela prendra du temps. La RAB (Rapid Action Batallion- force d’action rapide, sortes de gardes mobiles) n'a pas été démantelée, mais elle se comporte mieux aujourd'hui. En fait, toutes les institutions « en uniforme », la police, les forces armées (principalement l'aile du renseignement, DGFI), la RAB, ont été utilisées comme des instruments de répression cruelle et brutale par l'État.

Quel rôle le BNP et le Jamaat vont-ils jouer ? Allons-nous connaître une réforme constitutionnelle, une sorte de deuxième république, qui établira un système présidentiel, un système parlementaire ? La personne en charge de la commission de réforme constitutionnelle, Ali Riaz, un Américain-Bangladais professeur à l’Université d’état d’Illinois est le protégé des Etats-Unis. Le Jamaat va-t-il insister pour que l’islam reste la religion d’état ? La notion de « religion d’état » est en soi complètement ridicule, car c’est par excellence le type de concept qui se prête à tous les dévoiements et malentendus possibles permettant l’établissement d’un système autocratique. De même, Appeler Mujib « le père de la nation » n’a aucun de sens et permet toutes les manipulations. 

La victoire de Trump a suscité l'espoir des loyalistes d'Hasina et d'Hasina elle-même. Récemment, une conversation téléphonique entre Hasina et un membre de son parti a été divulguée (par une agence de renseignement sans doute). Elle demandait à son interlocuteur d'organiser une manifestation le 10 novembre, jour qui commémore l’assassinat de Nur Hossain, un jeune qui avait participé à une manifestation anti-Ershad en 1987 avec un slogan pro-démocratique peint sur son corps nu (15). Hasina a demandé à son interlocuteur de venir avec des portraits de Trump et de prendre des photos et des vidéos des étudiants essayant de les lui arracher. Les étudiants ont occupé les lieux névralgiques de la ville et les partisans d’Hasina n'ont pas pu venir en masse. Quelques-uns ont essayé de manifester et ont été quelque peu rudoyés...

Une vie d’écrivain rythmée par les moments clés de l’histoire du Bangladesh

Peut-être vais-je consacrer un poème assez long à ce qui vient de se passer, mais la mise en forme prendra du temps. Mon existence a été rythmée par les événements politiques. Je vais sur mes 75 ans, un âge idéal pour réfléchir à ces trois quarts de siècle d’existence. 

J’avais juste quelques jours lorsque ma tante me faisait prendre le soleil, le 20 janvier 1950, quand l’armée a commencé à s’attaquer aux maisons où vivaient des Hindous ; la police a fait irruption dans la cour où nous nous trouvions en tirant en l’air. C’est sous ces auspices que ma vie a débuté. Trois ans plus tard, c’était le mouvement pour la langue bengalie, où on a appris à donner de la voix.  En 1956, pendant la crise de Suez, j’avais 6 ans et je me souviens avoir exprimé mon indignation parce qu’après l’incendie du bungalow en bois où était logé le Service d’information britannique, le gouvernement du Pakistan a dû payer des compensations. J’ai pensé en moi-même, pourquoi faut-il que l’on paie des compensations à ces gens qui ont bombardé le canal de Suez ? Cela n’avait aucun sens. Je me souviens de la loi martiale imposée par le gouvernement du général Ayub Khan en 1958. Et en 1962, j’ai participé à ma première manifestation pour la défense d’un système d’éducation démocratique ouvert à tous. Je me souviens qu’à l’école missionnaire américaine où j’étais élève, le principal a déclaré qu’il n’y aurait pas cours, ce qui nous a permis d’aller manifester. Puis ce fut la guerre indo-pakistanaise de 1965, pendant laquelle j’ai appris à manier une arme pour défendre mon pays. L’année suivante, ce fut le « mouvement des six points », pour une plus grande autonomie du Pakistan oriental. Puis le refus par le Pakistan occidental de reconnaitre le résultat des élections de 1970, le tout débouchant la guerre de libération de 1971 à laquelle j’ai pris part et sur laquelle j’ai écrit plusieurs poèmes.

A l’âge de 17 ans, j’ai perdu la foi. Je lisais Sartre, Fanon et avec des amis, nous étions persuadés à l’époque que les élections étaient juste une espèce de stratagème bourgeois.  Mais quand la guerre d’indépendance a éclaté, ça a fait voler en éclat tout l’édifice intellectuel que nous avions échafaudé…

Après ces trois quarts de siècle d'existence, plus j’y songe, plus je me dis que ce serait mieux si le Bangladesh était une île. Notre géographie constitue un handicap énorme. Notre frontière avec l’Inde est plus longue que celle qui sépare l’Inde du Pakistan. Il faut absolument que les gouvernements à venir abolissent les accords passés avec l’Inde sur la circulation des trains, les fleuves etc. Le problème de l’utilisation par l’Inde de barrages sur des fleuves comme le Gange et le Brahmapoutre, ou des rivières comme la Teesta, en amont du Bangladesh est un scandale ; c’est une question de politique internationale qui doit être traitée avec le plus grand soin.  

La géopolitique influe de façon indirecte sur la culture. Par exemple, à l’époque de la guerre froide, la CIA faisait la promotion de l’art abstrait alors que les Soviétiques étaient toujours cantonnés dans une forme de réalisme social. En Asie du Sud, les Etats-Unis avaient ouvert un merveilleux centre de ressources pour les études américaines à Hyderabad, en Inde, où l’on trouvait tous les livres, toutes les revues les plus importantes. Le centre publiait aussi un magazine intitulé West (« L’Ouest »). La Commission des subventions aux universités (University Grants Commission) avait rendu obligatoire pour tous les assistants qui débutaient avec un Master de faire un doctorat (PhD) pendant cinq ans, en littérature, en science politique, en histoire, etc.  Une fois la guerre froide terminée, ce centre de ressources n’a plus reçu aucune subvention et a disparu. 

Évidemment, la vie culturelle du pays dépend avant tout des conditions dans lesquelles elle peut s’exercer. Jusqu’à présent, nous avons eu des gouvernants qui ne pensaient qu’à leurs propres intérêts égoïstes. Cela a commencé avec Mujib, avec des élections en 1973 complètement truquées et une incompétence totale dans la gestion de la terrible famine de 1974. Ensuite, le principal problème est devenu celui du blanchiment d’argent et de la fuite de l’argent hors du Bangladesh. La grande question était : quelle somme d’argent vais-je bien pouvoir faire sortir du pays ? Le blanchiment d’argent, la fuite des capitaux, est devenu la plus grosse industrie dans le monde. Déjà, dans À la courbe du fleuve, publié en 1979, VS Naipaul faisait dire à un de ses personnages que « partout dans le monde, l’argent tourbillonne »… C’est encore pire maintenant. L’implication de la famille qui organisait le festival de littérature de Dacca (le Dhaka Lit Fest) dans des transferts illicites d’argent à destination de Dubaï, Londres et les Etats-Unis, a pour conséquence que l’évènement est suspendu, ce qui est très dommage. Et il existe de bien plus gros malfaiteurs que les gens de cette famille. En revanche, le festival de musique qu’organisait traditionnellement la Bengal Foundation en hiver mais qu’Hasina a fait interdire car… le responsable de la fondation est marié à la sœur d’un des officiers impliqués dans le meurtre de son père, va pouvoir de nouveau ravir les mélomanes de la capitale. 

Je terminerai en disant qu’il faut absolument que le gouvernement et la société absorbent les tensions attisées par le parti qui a été écarté du pouvoir, la Ligue Awami. La situation actuelle est fluide, incertaine et finalement, assez dangereuse.  

NOTES

(1) Une sélection de ses poèmes, Combien de Bouddhas (Caractères, 2015) est disponible en version bilingue.

(2) Le BNP, fondé par l’ex- président Ziaur Rahman, a à sa tête Khaleda Zia, sa veuve alors que l’AL, crée par Sheikh Mujibur Rahman, leader du mouvement de l’indépendance du Bangladesh et son premier président, assassiné en 1975, dirigé par Sheikh Hasina. La rivalité qui les oppose est décrite comme le combat entre « l’orpheline » et « la veuve ».

(3) Le taux de participation avancé « officiellement » est de 40%.

(4) Les étudiants protestaient contre la réintroduction de quotas réservés dans la fonction publique aux descendants de ceux qui avaient combattu pour l’indépendance du pays, d’abord 30%, puis 5% lorsque le mouvement s’est intensifié. Cette discrimination positive dans un secteur d’activité très prisé était vue comme une façon de favoriser les partisans de Sheikh Hasina.

(5) Leader du mouvement d’indépendance et premier président, père de Sheikh Hasina, souvent appelé simplement « Mujib » ou « Bangabandhu », l’ami du Bangladesh.

(6) https://en.wikiquote.org/wiki/1950_East_Pakistan_riots

(7) Université privée où enseigne Kaiser Haq.

(8) Amar Fashi Chai - Je veux qu’on me pende, non traduit.

(9) Il existait plusieurs lieux de détention secrets, dont le célèbre Aynaghar (« chambre des miroirs »).

(10) Mouvement qui regroupe des enseignants et étudiants des madrasas et qui fut violemment réprimé en 2013.

(11) Vêtement qui recouvre la tête et le corps qui fait des femmes des sortes de « tentes mouvantes »

(12) Stricte séparation des hommes et des femmes.

(13) Monnaie bangladaise.

(14) Le Bangladesh a reçu plus de € 2.3 milliards sur 23 ans au titre de ces opérations.

(15) https://www.bbc.com/news/world-asia-55177686

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