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Billet de blog 1 septembre 2023

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Le Neutre de Barthes : le langage de l'anti-idéologie

La publication du Cours au Collège de France de Barthes sur « le neutre » est un évènement à plus d’un titre. Permettant de saisir l’aspiration du critique à une pensée faisant la part belle à la nuance et à l’indiciel, il révèle en creux la force de dévastation des idéologies qui gangrènent aujourd’hui le monde intellectuel.

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Il a pu être reproché en son temps à Barthes de céder parfois aux sirènes de l’idéologie ou de discours totalisants. Son voyage en Chine en compagnie de ses compagnons de route de Tel Quel ou sa lecture de Racine marquée par le discours psychanalytique pourraient ne pas plaider en sa faveur. Dans un Avant-propos remarquable, Éric Marty montre au contraire qu’il n’en est rien. Là où sévit l’idéologie qui n’est autre qu’un « régime de langage, un régime de sens », Barthes vise au contraire « l’exemption du sens » :

 « Le Neutre est ce qui ne se laisse pas définir, commente Marty, étant déprise de toute opinion, de toute position, voire de toute connaissance. Pourtant, le Neutre se laisse situer. »

 L’auteur des Mythologies, en habile sémioticien et dialecticien à la fois, renvoie toute idéologie à son archéologie et à son ontologie. Censée porter une vision du monde par définition exclusive, l’idéologie ne fait pas dans la nuance ; elle tranche, se pose en position de surplomb et s’érige facilement en donneuse de leçon :

 « Par conséquent, une idéologie, c’est effectivement un système de représentation d’une classe qui inverse le réel, qui présente une image inversée du réel. […] L’idéologie, c’est seulement l’idée en tant qu’elle domine. Toute idée qui domine est une idéologie. L’idéologie dominante, ça serait pour moi une sorte de pléonasme. Une idéologie domine toujours, elle est toujours dominante », et aimerions-nous rajouter, notamment lorsqu’elle se targue de vouloir en finir avec toute forme de domination, fût-elle symbolique !

 Comme chez Sollers, dont Barthes fut l’un des premiers critiques littéraires à avoir saisi la double radicalité théorique et pratique d’une expérience intérieure et littéraire (mais ce sont au fond les mêmes) qui voulait en découdre avec l’arrogante figure de l’intellectuel engagé, Barthes prône le non-agir, non l’indifférence ; le déphasage ou la déprise, non la passivité. Non la conquête victorieuse du sens, mais l’acceptation d’une défaite de la pensée toujours possible, l’adoption d’une position plus défensive qu’offensive ; ce que l’on pourrait définir comme une écoute bienveillante de la pluralité des mondes et de la diversité des opinions, toujours relatives. Que ne voit-on que Barthes perpétue, à sa façon l’attitude de suspension du jugement chère à Montaigne ? Et c’est à l’auteur des Essais que l’on pense souvent dans les nombreuses références au pyrrhonisme et l’appel à un scepticisme moins agnostique qu’il n’y paraît.

 « […] je dirai que le désir de Neutre, c’est le désir de deux choses successives :

  • d’abord : désir de suspension (il y a un mot grec pour cela : épochè) des ordres, des lois, des comminations, des arrogances, des terrorismes, des mises en demeure, des demandes, des vouloir-saisir de la société à mon égard ;
  • et ensuite, c’est, par approfondissement peut-être, désir de refuser le pur discours de contestation. »

 À travers différentes figures, pouvant entrer en contradiction entre elles, Barthes déploie devant ses étudiants une pensée qui brille par son inachèvement et son attention au bruissement continu de la langue, c’est-à-dire à l’ambiguïté qui sied toujours en elle. Il est ainsi question de « bienveillance », de « silence », de « délicatesse » ou de « retraite », mais aussi de « conflit », de « colère » ou d’ « arrogance ». Le désir de neutre chez Barthes, sans doute inséparable de son désir inabouti de donner corps à une œuvre romanesque, porte en lui une éthique personnelle :

 « Il y a un projet éthique dans ce cours. Je dirais que je veux vivre – c’est pour ça que j’ai préparé le cours – selon la nuance. »

 En s’appuyant sur René Char, Marty dans son Avant-propos lumineux assimile le neutre à une contre-terreur :

 « [Il] ne véhicule rien. Toutes les éventuelles leçons qu’il peut diffuser relèvent de l’indirect. Et sur le plan politique, le Neutre met en évidence que ses propositions ne seront jamais directement politiques mais toujours métapolitiques, discours sur le discours, dégagement hors de la sphère de l’opinion, traitement de la question politique par d’autres moyens que la politique. »

 Reste la question, ô combien épineuse si l’on en croit les coups de boutoir qu’assènent quotidiennement les partisans d’une « écriture inclusive » qui n’a d’écriture que le nom, et qui porte en soi une attaque en règle des normes orthographiques en usage, du neutre en tant que catégorie grammaticale. Subrepticement abordée en fin de cours, à travers la figure de l’androgyne, cette question est tout d’abord l’occasion pour Barthes de rappeler l’évidence selon laquelle la grammaire ne se superpose pas aux déterminismes anatomiques ou sexuels :

 « Un genre, qu’est-ce que c’est ? C’est une catégorie grammaticale ; mais cette catégorie en principe n’est pas restreinte au sexuel : c’est l’’ensemble des phénomènes par lesquels se manifeste dans le langage un concept ontologique primitif qui est la division en plusieurs classes de la masse des noms représentant les divers êtres1 ».

 Le Neutre, rappelle Marty, c’est étymologiquement : ni l’un, ni l’autre ; ni le masculin donc, ni le féminin. S’il existe en latin, et dans d’autres langues vivantes, le neutre n’existe plus à proprement parler en français, sauf dans quelques termes épicènes qui sont l’exception confirmant la règle orthographique en usage.

 « Si je suis français, je suis obligé fatalement, au moment même où je parle, parce que je prélève mon énonciation dans la langue française, dans la syntaxe française, de me déterminer comme un sujet par rapport au masculin/féminin, je n’ai pas le choix de me déterminer comme ni masculin, ni féminin ».

 N’allons pas jusqu’à affirmer que le cours de Barthes nous permet de trancher cette querelle, qui peut-être à sa façon réactive le conflit entre les Anciens et les Modernes – avec en toile de fond l’intuition que les Modernes pourraient être aujourd’hui les défenseurs de la tradition, là où les Anciens plaideraient plutôt pour son démantèlement et son anéantissement –, mais les mises en garde qui sont alors les siennes contre toute tentative de purification de la langue ne peuvent que résonner devant ce que, pour notre part, nous considérons comme une attaque en règle de la lecture, une revanche dogmatique sur la nuance, un refus de l’implicite au profit de mots d’ordre et d’injonctions intimidantes ; aux antipodes de la saveur toute proustienne d’effeuiller les mille et une variations du français dont la littérature regorge encore un peu :

 « Il ne faut pas javelliser la langue, mais ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas intervenir sur elle ; il ne faut pas intervenir avec de l’eau de Javel, il faut plutôt la savonner, la frotter doucement ou même l’étriller, mais pas la purifier. »

 Ou pour le dire avec les mots de Francis Ponge dans « Le Savon » qu’il oppose justement au galet ou à la pierre, la langue n’a de cesse de nous échapper toujours un peu, là où, au contraire, le discours de l’idéologie fossilise, empêtre et empêche de penser selon la nuance :

 « Le savon est une sorte de pierre, mais pas naturelle : sensible, susceptible, compliquée.

Elle a une sorte de dignité particulière.

Loin de prendre plaisir (ou du moins de passer son temps) à se faire rouler par les forces de la nature, elle leur glisse entre les doigts ; y fond à vue d’œil, plutôt que de se laisser rouler unilatéralement par les eaux. »

 Roland Barthes, Le Neutre, Cours au Collège de France, 1978, éditions du Seuil

1 Lucien Adam, « Du genre dans les diverses langues », Mémoires de l’Académie Stanislas, 4e série, t.15, p.29-64, cité dans Jacques Damourette et Édouard Pichon, Des mots à la pensée. Essai de grammaire de la langue française, en sept volumes, Paris, D’Artrey, 1911-1940, t.1, p.361

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