On m’admirait par pure convention, un ronron, comme mes compères tortillards au long cours, Sollers ou Modiano, clame non sans une certaine forfanterie le narrateur du dernier livre de Pierre Michon, J’écris l’Iliade. Celui qui jeune homme cherchait à se faire réformer et rêvait de « devenir Pierre Michon » prend à rebrousse-poil le lecteur en déjouant ce que l’on appelait jadis un « horizon d’attente ». Qu’attend-on vraiment d’un auteur reconnu, célébré, parfois incompris ou détesté ? Qu’il ne réécrive pas sempiternellement le même livre, sans doute. Qu’il soit surtout à la hauteur des attentes que le public place toujours peu ou prou dans le « grand écrivain » !
Qu’à cela ne tienne, Michon réécrira L’Iliade, ou plus justement, il l’écrira pour laisser entendre la basse continue de la violence qui n’a jamais cessé de secouer le monde. Entre souvenirs intimes et érotiques, de voyages effectués en Grèce ou en Sicile, le narrateur part ainsi en quête de ce qui fut le catalyseur de l’épopée homérique : la guerre des sexes. La guerre dont on oublie qu’elle nous est congénitale ; ce que les dieux antiques savent nous rappeler si nous prenons le temps de les écouter :
L’homme est une machine de guerre ; dès qu’il vous rencontre, il note avec soin les points faibles de votre citadelle. J’étais expert en cette poliorcétique : la plupart des filles avec qui j’avais vécu l’avaient subi ; j’avais pris cette charmante coutume avec les dames, étant ivre.
Le poème épique, pourrait-on dire en paraphrasant Breton, se fait dans un lit comme la guerre. Michon, on le voit, résiste, avec un certain panache, à cet air du temps qui ne jure que par consentement réciproque, neutralisation de l’instinct sexuel. Il suffit d’écouter quelques nouvelles Érinyes prophétiser dans des commissions parlementaires pour s’en convaincre. L’homme et la femme, mais tout autant l’homme et l’homme, s’aiment toujours en s’entredévorant :
Les verbes cuire, brûler, hurler, fondre, briser, tous nous convenaient [...] J’avais bien en main l’eau bouillante et le couteau affûté. Elle les avait aussi.
Le tonnerre médiatique gronde au loin ? Appréciez combien les amants, heureux amants, savent jouir de toutes leurs différences :
Nous eûmes une des jouissances qu’on a peut- être dix fois dans une vie : elle tirée à quatre chevaux et moi crucifié, rebroussés comme des loques, disloqués comme des martyrs sur l’arène, projetés comme du foutre – comme les étoiles dans l’explosion primitive, comme les particules dans l’accélérateur, comme le feu d’arbre en arbre d’un coup de lance-flammes, dans une longue langue complètement rouge. "Quel est donc ce peuple qui crucifie les lions ?"
Michon ne réécrit pas L’Iliade comme Joyce réécrivait L’Odyssée, il se contente de convoquer quelques figures fiévreusement emblématiques de ce panthéon, qui, avouons-le, ne nous avait pas paru aussi vivant depuis Sollers peut-être. Pasiphaé, par exemple, fille d’Hélios et sœur de Circé, dont on se souvient qu’elle demande à Dédale de lui construire une génisse de bois creux pour s’accoupler avec le taureau de Crête. De cette union naîtra le Minotaure, éternellement :
Mes reins s’étranglent dans la cage qui les contient exactement. Je vois un coin d’atelier par les trous des yeux et des naseaux. La voix de Dédale : Ce sera plus facile toute nue, le grand jour. Il ne te manquera plus que le joug. Tu veux la marque au fer ? / Je m’extirpe du simulacre.
Au-delà du fait que le narrateur délègue le plus souvent sa voix à ces héros et dieux anciens, il est à noter que cette génisse de bois n’est pas sans rappeler un autre simulacre : celui du cheval de Troie permettant à la guerre, en l’occurrence ici des sexes, de se perpétuer. L’amour, enfin disons la sexualité: la continuation de la guerre, mais par d’autres moyens. On peut toujours se proclamer queer ou non binaire : la guerre rattrape toujours ceux qui pensent lui échapper. Actéon en sait quelque chose, lui qui fut dévoré par ses propres chiens pour avoir épié la déesse de la chasse, Artémis, au bain ; le narrateur n’esquivant pas le fait qu’il l’eût sans doute aussi déflorée. Alors que de façon littéralement pornographique, l’exhibitionnisme de soi s’étale à chaque seconde sur les réseaux sociaux, sans doute est-il utile de rappeler que le voyeurisme – cette pulsion scopique dévorante –, est la marque même de notre animalité, voire de l’animosité de tous contre tous. La femme est un loup pour l’homme et l’état amoureux est un état de guerre permanent :
Je ne sais lequel de la déesse ou de l’homme a le plus de plaisir, celui qui voit ou celle qui montre – mais ne montrent-ils pas tous les deux ? leurs yeux sont des dents, être vu et montrer les déchire.
Vos yeux sont des dents ; hypocrites lectrices !
En retrouvant l’innocence forcément coupable du paganisme, Michon éclaire au final d’une lumière aveuglante la violence qui n’aura jamais cessé de traverser les civilisations et les sociétés :
Tous les dieux sont par nature violents et lubriques. Le désir est par nature violent et lubrique. Tous les humains en rut ressemblent aux dieux – mais l’excès de plaisir dont les dieux se gavent, nous en mourons. Le dieu est pur désir. Que peut-il vouloir, sinon jouir ?
Avec la différence que les sociétés se nourrissent peut-être des vices là où les civilisations, par le prisme des arts, s’en éloignent à travers le symbolique et la sublimation. Poètes, cinéastes : vos papiers ! clament les rombières néo-féministes. Oui, vos papiers, vos pellicules, vos pinceaux : que rien de ce qui relève de l’animalité humaine ne vous soit étranger !
Au détour de ce récit dont le narrateur semble parfois revêtir les traits d’un satyre des lettres, finissant par brûler la bibliothèque tout entière – autodafé dont on ne sait s’il est fantasmé par l’auteur ou par ses accusatrices potentielles –, apparaît une intuition géniale ou absurde : celle, non d’une confusion des langues, mais d’une séparation qui viendrait redoubler le marquage sexuel :
J’ai longtemps pensé que le langage avait été inventé par un seul d’entre les deux sexes, qui le cacha à l’autre. Soit les hommes seuls, entre hommes, à leur usage, usage de chasse ou de bricolage, de sagaies, ou usage esthète et somptuaire [...] Ou bien tout au contraire ce sont les femmes qui l’inventèrent, à leur propre usage de jardinage ou d’incantation [...]. L’hypothèse la plus juste est que deux langages ont été fabriqués en même temps et en concurrence, un dans chaque sexe, et que chaque sexe garda le sien secret [...] dans cet à-peu-près se tient le malentendu quand hommes et femmes se parlent : car les inventeurs avaient ancré le langage sur ce qu’ils portaient au bas du ventre, et qu’elles ne portaient pas, elles. Et les inventrices avaient fendu le langage par le milieu d’une fente jointive, qui ne fendait pas les hommes.
Mission accomplie : L’Iliade aura été écrite sur le bûcher des vanités de la double pulsion scopique et sexuelle, en pure perte ; en pure joie de lecture !
Pierre Michon, J’écris l’Iliade, éditions Gallimard