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Billet de blog 6 décembre 2025

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Le Festival International du Film de Marrakech s’ouvre au chaos du monde

Pour sa 22ème édition, le Festival International du Film de Marrakech (FIFM) a couronné le film "Promis le ciel" de la réalisatrice tunisienne Erige Sehiri et proposé une programmation riche en découvertes.

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Moins connu que les festivals du film de Venise, Berlin, Cannes ou Torento, le Festival International du Film de Marrakech ne démérite pourtant pas. Véritable incubateur de talents, le FIFM a proposé en compétition officielle 13 longs-métrages dont la particularité est d’être des premiers ou deuxièmes films. Depuis 2018, la manifestation marocaine soutient d’ailleurs, à travers la plateforme d’échanges et de rencontres entre professionnels Les Ateliers de l’Atlas, des cinéastes émergents du continent africain ou du monde arabe dont les œuvres entrent parfois dans la sélection officielle. Tel est le cas du film de la Marocaine Meryem Benm’Barek Derrière les palmiers – satire au vitriol, à travers le portrait d’un jeune marocain épris de deux femmes que tout oppose, de Français vivant dans un Tanger fantasmé et imperméables à une réalité sociale qu’ils ignorent – ou celui du réalisateur égyptien Morad Mostafa Aisha can’t fly away, l’un de nos coups de cœur de cette édition résolument ancrée dans la réalité contemporaine.

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"Sous les palmiers" de Meryem Bnm'Barek

Tourné au Caire, le film met en scène une aide-soignante soudanaise aux prises avec la difficulté à s’insérer dans une société tirant profit de sa vulnérabilité financière et de sa situation d’exilée. D’une esthétique surréaliste rappelant parfois le cinéma social de Buñuel, le film vire au gore à travers la métamorphose d’une héroïne tout droit sortie d’un film de Cronenberg. Influences assumées par un cinéaste qui réussit à brosser une galerie de portraits de personnages secondaires plutôt attachants : à l’image d’un dealer sans scrupules prêtant au final secours à la protagoniste ou d’un cuisinier égyptien avec lequel elle entretient une relation amoureuse impossible. Toute l’intelligence du film de Mostafa est de convier à travers les heurts opposant des bandes rivales égyptiennes et sub-sahariennes le conflit déchirant toujours le Soudan, dans un silence médiatique assourdissant.

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"Aisha can't fly away" de Morad Mostafa

Autre film conviant, à partir d’un montage des plus efficaces, un conflit dans sa trame narrative, Ish, présenté par le réalisateur britannique Imran Perretta. Mettant en scène deux adolescents, palestinien et bangladais, découvrant des violences policières toujours hors-champs ou la brutalité du génocide en cours à Gaza à travers des sons radiophoniques, le film s’apparente à une parabole initiatique dans laquelle une amitié fraternelle se transforme en impossible réconciliation. Proposition des plus convaincantes si on la compare au film de la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania, La voix de Hind Rajab, présenté dans une section parallèle. Grand Prix du jury de la dernière Mostra de Venise, ce long-métrage se distingue à nos yeux par l’indécence de son dispositif cinématographique. En confrontant la voix d’une jeune enfant palestinienne de Gaza recluse dans une voiture subissant les tirs de l’armée israélienne et une reconstitution n’évitant aucun pathos des membres du Croissant-Rouge qui organisent à distance des opérations de sauvetage, le film réussit à la fois déréaliser son sujet et à forcer l’émotion du spectateur. L’urgence à dénoncer le génocide en cours à Gaza n’autorise sans doute pas toute manipulation émotionnelle.

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"Ish" de Imran Perretta

A contrario, le deuxième long-métrage de la réalisatrice tunisienne Erige Sehiri, Promis le ciel, qui remporte l’Étoile d’Or de cette édition se distingue par l’énergie tout en pudeur avec laquelle est retracé le destin de trois femmes subsahariennes aux prises avec la difficulté de trouver à s’insérer dans une société tunisienne qui les rejette en partie.

Le tragique de l’Histoire est aussi évoqué dans le documentaire très réussi de Jihan K, My Father and Qaddadi (Prix du Jury ex-aequo), dans
lequel la réalisatrice libyenne enquête sur la disparition du son père, Mansur Rashid Kikhia, survenue en 1993. Cet opposant au dictateur Kadhafi, ancien ministre libyen des Affaires étrangères, est l’occasion pour la documentariste de retracer les soubresauts de l’histoire politique d’un pays arrivant difficilement à surmonter les blessures du passé. Entre enquête personnelle exploitant de nombreuses images d’archives, réhabilitation d’une figure ayant incarné une autre histoire de la Libye, My Father and Qaddafi met aussi paradoxalement en lumière, pour un spectateur français, la dimension faustienne du pacte de corruption conclu entre un ancien président de la République française et les sbires du régime de Kadhafi.

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"My father and Qaddafi" de Jihan K

 Signe des temps, la figure du père et les figures d’autorité sont mises à mal dans plusieurs films. Broken Voices du réalisateur tchèque Ondřej Provazník raconte ainsi la fascination exercée par un professeur de chant sur des jeunes filles dont l’une finira par être abusée, dans une séquence tout en pudeur mettant à distance un délit ordinaire à travers son reflet dans un simple poste de télévision. Présenté hors-compétition dans la section « Horizons », le dernier film de l’américain Jim Jarmush, Father Mother Sister Brother, évoque à partir d’une distorsion jubilatoire du genre du road-movie et d’une maîtrise très rock du film à sketchs, les conflits intergénérationnels opposant des parents libertaires et de jeunes adultes aux prises avec un monde qui les dépasse. L’apparition en fin de film, dans un appartement parisien vide que revisitent un frère et une sœur orphelins, de la comédienne Françoise Lebrun, héroïne de La maman et la putain de Jean Eustache, dit combien la crise du modèle familial n’en finit peut-être pas d’agoniser.

En marge de la sélection officielle était aussi projeté le film jubilatoire en diable de l’Américain Richard Linkater, Nouvelle Vague, consacré au tournage farfelu de l’un des films les plus emblématiques de Godard, À bout de souffle – à moins qu’il ne s’agisse du tournage emblématique en extérieur du film le plus farfelu de Godard ayant érigé le faux-raccord en art absolu. Réussissant à dévoiler les coulisses d’un film ayant rendus fous aussi bien la comédienne Jean Seberg, le producteur Georges de Beauregard que la scripte confrontée à une inquiétante feuille blanche, ou à expliciter la rivalité mimétique opposant Godard à Truffaut, ce long-métrage a aussi le mérite de poser la seule question cinématographique qui vaille : que serait aujourd’hui un cinéma révolutionnaire ? Est-il d’ailleurs toujours possible ?

Si une pléthore de films académiques ne semble apporter aucune réponse, un film surnage pourtant du lot. Réalisé par Vladlena Sandu, originaire de Crimée, Memory (Prix du Jury ex-aequo) invente un genre cinématographique à lui tout seul : celui de l’essai autobiographique- performance, réussissant l’exploit d’intégrer à son dispositif des installations qui ne démériteraient pas dans une exposition d’art contemporain. Fuyant son pays en direction de Grozny en Tchétchénie, alors que s’effondre sous les coups de butoir de la Perestroïka l’empire soviétique, la jeune adolescente du film traverse des régions dévastées par une guerre qui semble ne devoir jamais finir. « C’est des vivants qu’il faut avoir peur, pas des morts », lui confie d’ailleurs sa grand-mère, entre deux reconstitutions d’une enfance ballotée entre l’aspiration à rêver et la nécessité de survivre.

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"Memory" de Vladlena Sandu

La réalisatrice, ayant fait une incursion dans le monde du théâtre et de la performance, regarde en direction du cinéma d’animation et réalise devant l’écran des œuvres que l’on qualifiera pour aller vite d’art contemporain, si ce paradigme n’était pas en soi désuet. Pour insuffler un vent de contradiction et renouer avec une pratique dialectique du montage et de la pratique artistique en général, sans doute faudra-t-il en passer toujours plus par de nouvelles formes d’inter ou de transdisciplinarité que ce cinéma ukrainien incarne merveilleusement et tragiquement à la fois !

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"Memory" de Vladlena Sandu

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