Disons tout d'abord un mot du format de ce livre Gertrude Stein et Pablo Picasso. L'invention du langage, publié dans la superbe collection "Carnet d'expo" aux éditions Découvertes Gallimard, qui offre non seulement de magnifiques reproductions, mais à travers des dépliants nombreux encourage des rapprochements entre artistes peintres ou chorégraphes qui, s'ils sont attendus, brillent toujours par leur pertinence.
Ces deux artistes dont l'une est devenue la collectionneuse attitrée du peintre, pariant avant tout le monde sur la révolution esthétique accomplie alors par le cubisme, se rencontrent au début du XXème à Paris : Picasso fréquentant le Bateau Lavoir quand Stein réside rue de Fleurus, près du Jardin du Luxembourg. Auteure de plusieurs ouvrages expérimentaux, Gertrude Stein applique dans son écriture les principes qui guident le créateur des Demoiselles d'Avignon :
"Dans les textes de Stein, les recherches sur l'objet, sur la planéité d'un présent continu, le recours à une syntaxe dépliée, déconstruite, qui joue sur l'oralité de la répétition, le lent déroulement continu de portraits qui rappelle le cinéma, s'apparentent aux assemblages et décompositions picassiens."
La formule désormais célèbre de Stein "Rose is a rose is a rose is a rose" inaugure en effet un principe de répétition, matrice d'une structure rythmique qui innervera par la suite les travaux de nombreux chorégraphes, de Merce Cunningham à Anne Teresa de Keersmaeker, ainsi que de musiciens comme John Cage.
"Au tournant des années 1960, écrivent les auteures, la référence à Stein est grandissante dans les milieux de la contre-culture new-yorkaise et le mouvement néo-dada Fluxus : les artistes Robert Rauschenberg, Emmett Williams, Ray Johnson, Nam June Paik ou Andy Warhol, tous se réfèrent à l'oeuvre de Stein ainsi qu'à celles de Duchamp et de Cage dans leurs performances, collages et sérigraphies, pour une tentative de fusion entre l'art et la vie."
Pour autant, le travail de déconstruction qui se trame alors chez Stein et Picasso est-il de même nature comme le suggèrent les auteures ?
"Ils opèrent une déconstruction de la syntaxe, pour la poète, et des volumes et plans, pour le peintre, aboutissant à l'éclatement final de la phrase et de la forme."
S'il ne fait pas de doute que le cubisme analytique puis synthétique de Picasso aura eu des répercussions sur la plupart des artistes qui le suivront - des Nouveaux Réalistes aux chantres de Supports/Surfaces en passant par les membres du groupe CoBrA -, il n'est pas sûr que les expérimentations textuelles de Stein aient connu un même impact. En témoigne ce texte publié en fin d'ouvrage, "Si je lui disais. Un portrait complété de Picasso", qui se distingue surtout par sa facilité rhétorique et son aspect purement ludique. De son côté, Picasso n'aura de cesse de dépasser ce jeu sérieux que représente l'art pour beaucoup afin d'affronter héroïquement le principe de représentation même et, comme l'écrivait Sollers de "sonder le vif", où Stein semble n'enregistrer que la mort en acte.
Le portrait que Picasso réalise de Gertrude Stein, s'il s'inspire de la statuaire ibérique et des masques africains, n'en constitue pas moins un acte de sorcellerie extrême cherchant à neutraliser une volonté de nuisance, peut-être discutable. Sans doute est-il de bon ton de réhabiliter une icône queer telle que Stein, mais dans la confrontation qui peut être tentée de ses jeux langagiers avec la puissance épique de Picasso, force est de constater que la comparaison ne tient pas vraiment la route.
Excellent critique d'art qu'il faudra un jour réhabiliter, Sollers met en musique, dans son roman Femmes, le portrait par Stein de Picasso avec une ironie et une férocité sans doute plus proches de la vérité :
"Le Portrait de Gertrude Stein est là aussi... On n'a jamais vu une femme comme ça, n'est-ce pas ? La déchiffrer, là encore, ç'aurait été, ce serait comprendre la suite... Là voilà elle aussi sortant des replis de la préhistoire, transférée directement du bison à son appartement... Massive, oblique, d'une vigilance et d'une malveillance sans limites, assise dans ses jupes éternellement tombales... Bernadette... Il l'a rencontrée... Il l'a comprise... C'est la vierge anti-vierge et pourtant toujours vierge, la démonstration de la pesanteur, le point diamétralement opposé à l'Assomption... La frigidité vissée, ruminante, l'enclume du malheur guetteur... L'écriture incessante de la négation de l'Écriture...La têtue, la tortue d'avant..." (Femmes, éd.Gallimard)
Gertrude Stein et Pablo Picasso. L'invention du langage, Cécile Debray et Assia Quesnel, éditions Découvertes Gallimard / Rmn-Grand Palais, Collection "Carnet d'expo", 2023