Le monde appartient aux femmes, c’est-à-dire à la douleur ; là-dessus tout le monde ment. Tel pourrait être, pour paraphraser Sollers, l’incipit du dernier roman de Marie Darrieusecq, Fabriquer une femme. Sans doute s’agit-il de l’un des premiers romans arrivant à enregistrer ce séisme civilisationnel que l’on ne sait trop encore comment nommer autrement que par l’hashtag #metoo. Il est arrivé quelque chose aux femmes et ce récit essaie simplement d’en rendre compte.
« [...] on parle d’un homme peut-être mais ça veut dire parler du monde, de ce qui est fait aux femmes dans le monde. »
Ce qui est fait aux femmes, ce roman qui se situe en grande partie à Clèves, puis à Los Angeles, le raconte ; Clèves, cette contrée imaginaire grâce à laquelle l’auteure recrée le Pays basque de son adolescence dans les années 1980. Deux héroïnes au nom déjà genetien, Solange et Rose, sont amies de lycée. La première tombe enceinte à l’âge de 15 ans, et leurs destins s’éloignent. Solange part à Paris, puis Londres et Los Angeles, rêvant d’une vie de starlette qu’elle ne fera que côtoyer, tant le monde reste gouverné par les pulsions masculines. Rose suit des études de psychologie à Bordeaux et finit par épouser Christian, son petit ami de jeunesse. Une victime sacrificielle ou expiatoire comme son nom semble l’indiquer, non sans ironie, tant Rose subit à l'instar de son amie Solange les désirs masculins plus qu'elle ne dirige le sien propre.
Ce n’est pourtant pas le récit d’une éducation sentimentale ou sexuelle que nous livre la romancière, comme dans Clèves ou Truismes, mais bien plutôt le portrait d’une génération qui aura vu s’effondrer ou se renouveler de fond en comble les rapports entre les hommes et les femmes.
« Il y a sur la Terre, écrit la narratrice, des rendez-vous sismiques, des failles où le devenir de l’univers s’enroule, des points où le passé se noue au futur... »
Et ce point ne coïncide pas seulement avec le sexe ou l’amour ; il en est le centre névralgique où se cristallisent les relations entre les sexes : relations de pouvoir symbolique et de domination, comme la doxa du jour aime à le répéter, non sans raison. En témoigne un échange savoureux entre Rose et son psychanalyste d’obédience lacanienne :
« — Non, dit Rose. Enfin oui, je veux développer le pouvoir que je devine, mais pas que ça s’appelle le Phallus.
— Voyons, dit le lacanien, c’est du symbolique.
— Pourquoi pas dire le Vagin alors ? insiste Rose.
— Voyons ! dit le lacanien indigné. »
Darrieusecq maîtrise, bien mieux que de nombreux romanciers, l’art du monologue intérieur et relate ces années de jeunesse, tour à tour du point de vue de Rose, puis de Solange. La première se perd souvent en tergiversations de midinette, là où le récit de la seconde se resserre autour d’évènements fondateurs dont celui de l’accouchement décrit comme une expérience épouvantable.
« De ce trou émergent des mains qui cherchent à agripper quelque chose. De ce trou giclent des éclairs pâles et au fond du trou, dans le noir, dans la mélasse, il y a un réacteur de douleur. [...] Le monde n’est pas une école et des parents et des amis et un avenir flou et des rêves et des angoisses. Le monde n’est pas. Le monde c’est la douleur. Et personne ne le dit. L’humanité n’y survivrait pas. »
À rebours des romans sociologisants d’une Annie Ernaux, Fabriquer une femme déjoue tous les mécanismes de déterminisme social, en s’amusant à suivre la trajectoire de deux jeunes filles plus ou moins rangées qui, chacune à sa façon, tente de prendre la tangente. Ce qui fabrique une femme repose davantage sur des rapports de pouvoir symbolique dans lesquels le langage a peu à voir, comme le pensent les pasionarias de l’écriture dite inclusive.
Sans doute n’est-il pas anodin que la figure d’Antigone traverse tout le roman ; Solange suit des cours de théâtre et à défaut d’incarner l’héroïne tragique, se contente de jouer l’un des personnages du Chœur comme si le rôle principal dévolu aux femmes continuait de résider dans une figure victimaire de déploration. Antigone peut-elle encore se lever devant l’obstination des hommes ? Nous vivons un séisme, – la romancière en est convaincue –, dont les plaques tectoniques commencent à peine à bouger.
Marie Darrieusecq, Fabriquer une femme, éditions P.O.L