Face à la prolifération des livres inutiles, des contre-enquêtes complaisantes avec l’air du temps, des autofictions narcissiques, le dernier livre de Catherine Millet, intitulé sobrement Simone Émonet, propose une expérience de lecture qui ravit littéralement. Cinquième volet d’une entreprise autobiographique débutée en 2001 avec La vie sexuelle de Catherine M., poursuivie en 2008 avec Jour de souffrance, puis en 2014 avec Une enfance de rêve et Commencements en 2022, ce dernier ouvrage est consacré à la figure de la mère de l’auteure qui se donna la mort un jour de printemps 1982. Cet euphémisme qui assimile le suicide à un don pose la question de la culpabilité et de la responsabilité que Catherine Millet n’esquive pas, mais sur laquelle il est illusoire de s’appesantir. Le mot que Sollers envoie alors à l’auteure dit dans sa brièveté même le scandale que représente toute disparition :
Que vous dire ? Rien, bien sûr, la mort est toujours au- delà, étant le réel...
Or, ce réel dont parle l’auteur de L’écriture et l’expérience des limites est pourtant bien ce qui nous échappe, nous fuit telle une anguille entre les mains, ou revient parfois nous hanter sans que nous n’y prenions garde. Tel le visage de Méduse, symbole peut-être de la culpabilisation, il n’est possible de regarder le réel, et la mort qui lui est consubstantielle, que de biais, à travers le prisme d’une image ou d’une œuvre d’art quelconque. On reconnaît la dette que doit Millet à un auteur comme Bataille pour lequel la mort, tout comme la jouissance sexuelle, ne peuvent se voir ni se contempler, mais se regarder à partir du prisme d’un médium, qu’il fût plastique ou poétique.
Le récit débute par ce qui s’apparente à un souvenir-écran, comme dans certains romans de Pérec, soit par la rencontre inopinée de la mère de Catherine Millet avec deux figures de l’art contemporain : Klaus Rinke et Joseph Beuys, dans la Fabrique de Reuilly où venaient d’emménager l’auteure en compagnie de Jacques Henric. Souvenir-écran qui masque la scène centrale du livre qui ne sera abordée qu’en fin d’ouvrage, après avoir relaté, sans souci apparent de la chronologie, différents souvenirs associés à la mère.
La question de l’image est ici centrale, et c’est en compulsant des photographies de sa mère que la narratrice en vient à composer un récit dont la dimension circulaire – centripète tout autant que centrifuge, tant l’art du récit esquisse une ligne narrative qui n’a de cesse de se défaire au gré des réflexions de l’auteure sur la nature même des images – est à maintes reprises suggérée, notamment lorsqu’elle évoque ces :
[...] deux pôles négatifs qui ont peut-être produit l’étincelle qui me fait écrire en ce moment, qui me fait chercher les mots qui, plus que de raccommoder la mémoire, convertissent le temps sans retour de la vie en un panorama fascinant, un espace circulaire où je me tiens en ce moment même, à tout jamais inassouvie, asservie, captive. Un lent carrousel où l’enfant réclame de faire encore un tour.
Centralité de l’image à partir du questionnement qu’adresse aussi Millet à l’image photographique : qui se trouve derrière l’objectif ? Quelle personne regarde la mère? Interrogations qui font surgir d’autres souvenirs, d’autres images tout aussi indécises. L’image de soi sur laquelle la mère ne semblait plus avoir de prise serait peut-être l’élément déclencheur de la mort à soi, comme s’il s’était agi, écrit la narratrice, d’anéantir un corps dont sans doute elle n’avait plus d’image ?
La réflexion se prolonge à partir du rapport que la critique d’art, dont le récit Commencements nous avait montré le caractère autodidacte, entretient avec l’histoire de l’art. Un rapport physique que de nombreux voyages en Italie, en compagnie de Jacques Henric, viendront asseoir :
[...] les œuvres qui brisaient les codes et les artistes qui contestaient les musées avaient inscrit en moi une empreinte, un grand négatif qu’il me fallait remplir. J’ai finalement appris l’histoire de l’art physiquement : si impressionnée par les géants ployés dans la Déposition du Pontormo que je ne peux voir le tableau en mémoire que posé au sol, lesté par leur poids !
Lorsqu’elle s’intéressera à Yves Klein, auquel elle consacre un ouvrage éponyme en 1983, c’est aux anthropométries et à la photographie dans laquelle l’artiste effectue un « saut dans le vide » qu’ira toute son attention, comme si le rapport critique à l’art relevait, comme dans la création, d’un processus de sublimation qui ne dirait pas son nom :
Je parlais à leur sujet de théâtre d’ombres, du corps qui s’absente de son image, je citais l’ami et l’exégète de l’artiste, Pierre Restany, qui préférait appeler ses œuvres des "suaires".
À l’instar d’autres auteurs que nous sommes nombreux à affectionner, tels que Sollers ou Henric justement, Catherine Millet ne se complaît jamais dans la mélancolie d’un Memento mori qui est aux antipodes d’un art ancré dans le réel, dans ses contradictions et son amas inextricable de questions laissées en suspens : elle met en pratique, depuis ses premiers écrits sur l’art et son récit La vie sexuelle de Catherine M., une sorte de Memento vivere permanent dont le premier acte d’insoumission aura peut-être été de commencer par "fuir la famille bien avant de la perdre" et de s’opposer, dès la première exposition qui lui fut confiée dans les années 1980, Baroques 81, à "une révolution conservatrice au sein du monde de l’art contemporain" rejetant par pavlovisme avant-gardiste tout un pan d’une peinture figurative dont elle explique qu’elle "ne niait pas les avant-gardes, mais qu’elle les avalait purement et simplement, d’où les formes monstrueuses qu’elle déployait".
Révolution conservatrice dont le magazine Art press montre depuis 50 ans qu’elle n’a jamais véritablement cessé comme en témoignent aujourd’hui les rapports publics sur l’impératif d’une préférence nationale dans les musées et espaces d’art. Cette pulsion vitale de la critique d’art véritable jointe à une pulsion scopique par essence inassouvissable devant le "battement hypnotique de l’image" font de Simone Émonet un des livres les plus importants de son auteure.
Catherine Millet, Simone Émonet, éditions Flammarion