Woke, anti-woke : même combat ? Tel est le point de départ du livre que publie l’écrivain Philippe Forest, Déconstruire, reconstruire : la querelle du woke qui pointe une rivalité mimétique entre partisans du wokisme et ses détracteurs. Rivalité qui prend la forme, comme a pu le montrer jadis René Girard à propos de la guerre, d’une montée aux extrêmes que rien ne semble pouvoir arrêter. D’un côté, les « éveillés » traquent les discriminations en tout genre jusque dans les textes littéraires qu’il serait de bon ton de réécrire, comme le revendiquent haut et fort les partisans de l’écriture dite inclusive. Les anti-woke ont beau jeu, de leur côté, de fustiger un totalitarisme rampant qui prend la forme de censures voire d’autocensures.
Deux camps s’affrontent. Les détracteurs du wokisme dénoncent en lui un nouveau totalitarisme. Au nom de l’idéologie ‘diversitaire’ qu’il promeut, celui-ci censure et persécute tous ceux qui s’opposent à sa loi, prétendent-ils, et il soumet aux foudres d’une impitoyable terreur intellectuelle quiconque émet quelque doute relativement au bien-fondé d’un modèle multiculturaliste exaltant pourtant les formes les plus fanatiques de l’identitarisme racial, sexuel ou religieux. Leurs adversaires contestent un semblable constat, le déclarent grossièrement exagéré, outrancièrement mensonger, et ils incriminent les arrière-pensées qui président à une pareille représentation de l’état du pays. Ils veulent ne voir en lui que l’expression des vieux préjugés racistes, sexistes et pour tout dire : fascistes, auxquels le tour réactionnaire propre à notre présent aurait redonné une seconde vie et une nouvelle vigueur.
Les deux camps s’abreuvent pourtant pour Forest à la même source et auraient une visée commune, celle de reconstruire ce qui aurait été déconstruit. Ils instrumentalisent chacun ou pervertissent une pensée de la déconstruction – ce que l’on a appelé Outre-Atlantique la French Theory –, dont ils semblent méconnaître la dimension critique ou la part de négativité qu’elle contient. Les cultural et les gender studies se sont arcboutées sur une approche identitariste qui pensait affranchir le sujet de toute forme de domination, mais ont fini par l’enfermer dans un repli identitaire dont il est devenu difficile de se départir, comme en témoigne l’acronyme LGBTQIA+ qui donne l’impression de pouvoir s’étendre à l’infini, tant la diversité de nos pratiques sexuelles n’aura peu de chance d’être circonscrite dans le caractère normatif d’un simple alphabet. De leur côté, les anti-woke peuvent s’enorgueillir de fustiger une « pensée 68 » qu’ils confondent d’une part avec la French Theory et la pensée de la déconstruction à laquelle ils reprochent son individualisme exacerbé qui, pour le dire vite, ne servirait que les intérêts du capitalisme et de l’ultra-libéralisme qui le sous-tend. Entre parenthèses, en ces temps où le moindre adversaire est qualifié d’ultra, on peut se demander s’il ne serait pas temps de réhabiliter cette notion qui paraissait périmée d’ultra-libéralisme, mais c’est une autre histoire !
Les deux camps, poursuit Forest, ont en commun un même souci de reconstruire ce qui aurait été déconstruit, anéanti et auraient en partage un horizon du Bien à atteindre qui permettrait de corriger cette erreur absolue que l’on n’ose à peine appeler homme, tant le mâle blanc hétérosexuel est devenu l’ennemi public et privé à abattre. Les « éveillés » rejouent une chasse aux sorcières qui ne dit pas son nom, traquant les professeurs d’université coupables de pervertir leurs étudiants par des choix d’œuvres artistiques jugées discriminatoires. Les anti-woke rêvent d’une restauration de valeurs morales qui ne dit pas non plus son nom. Totalitarisme progressiste versus conservatisme rance. Comme le souligne ironiquement Forest, ce ne sont ni Derrida ni Foucault ni Barthes ni Deleuze qui auraient emporté la partie, mais le procureur Ernest Pinard ayant fait condamner en leur temps Baudelaire et Flaubert.
Pour Forest qui renvoie dos-à-dos ces deux jusqu’au-boutismes, il serait urgent au contraire de réhabiliter une pensée de la déconstruction :
C’est pourquoi il importe moins, contre l’opinion unanime de reconstruire enfin ce qui avait été hier déconstruit que de déconstruire encore ce qui prétend se reconstruire aujourd’hui.
Contrairement à ce que laisseraient croire quelques romanciers de pacotille ou autres philosophes empathiques, il n’y a rien à réparer, nulle résilience possible. Il serait impératif au contraire de retrouver le « sens du négatif » qui animait la pensée humaniste et le scepticisme d’un Montaigne ou la dimension critique de l’esprit des Lumières. Se plaçant sous l’égide de Heidegger et de Derrida, Forest rappelle que la déconstruction n’est pas synonyme de démolition. Déconstruire signifie plutôt « se remémorer », « s’approprier », « désobstruer » ; disons : « reconsidérer ». Ou pour le dire avec les mots de Derrida dans De la grammatologie : « L’écriture inaugure la destruction, non pas la démolition mais la dé-sédimentation, la dé-construction de toutes les significations qui ont leur source dans celle de logos. En particulier la signification de vérité ». Et Forest de surenchérir :
Lire un texte, – c’est-à-dire le déconstruire – revient à faire apparaître la manière dont il ne signifie pas. Seule cette approche critique qui consiste comme le disait Montaigne à suspendre son jugement serait à même de nous éviter les pièges de l’identitarisme, c’est-à-dire de cet enfermement dans des identités culturelles, raciales ou sexuelles qui emprisonnent plus qu’elles ne libèrent. " Le propre d’une culture, écrivait Derrida, c’est de n’être pas identique à elle-même. […] Il n’y a pas de culture ou d’identité culturelle sans cette différence avec soi ".
« Il existe une identité, la mienne, la nôtre, écrit de son côté Julia Kristeva, mais elle est fondamentalement interrogative et infiniment évolutive ».
On ne s’étonnera pas que ce grand romancier qu’est Philippe Forest conclue ce brillant essai par un plaidoyer pour les vertus, et les vices qui leur sont afférents, de la littérature qui par essence n’apprend rien, ne véhicule aucun message, mais ouvre l’esprit à la nuance, à la contradiction et au doute. Condition sine qua non pour retrouver le sens et le goût de la démocratie tellement malmenée ces derniers temps.
Philippe Forest, Déconstruire, reconstruire : la querelle du woke, éditions Gallimard, Collection « Hors-Série, Connaissance », p.240