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Billet de blog 20 septembre 2023

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Proust ou la littérature émancipatrice

Dans son dernier livre, "Proust, roman familial", l’écrivaine Laure Murat revient sur l’ethos aristocratique de sa famille auquel elle oppose, dans une relecture critique éclairante de Proust, le pouvoir émancipateur de la littérature.

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C’est à la faveur d’une coïncidence que Laure Murat retrouve, comme par un phénomène de mémoire involontaire déjà proustien, son ethos familial. Sa mère, « fille aînée du duc de Luynes, descendant du favori de Louis XIII », épouse en 1960 son père, le « prince Napoléon Murat, arrière-arrière-petit-neveu de l’empereur ». Cette union de la noblesse de robe et d’épée, de l’aristocratie d’Ancien Régime et de la noblesse d’Empire scelle le destin d’une jeune femme dont le parcours va s’évertuer à tenir tête à ce déterminisme familial, au fond si peu déterminant.

 Sans doute le siècle précédent aura-t-il été traversé par deux conceptions de la destinée, antagonistes : l’une qui, sous l’égide de la sociologie bourdieusienne, considère toute forme de déterminisme social plus importante que le libre-arbitre ; l’autre, d’inspiration sartrienne, condamnant chaque enfant d’ouvrier ou rejeton de la bourgeoisie à construire sa liberté. La littérature de ce début du XXIème siècle doit encore un fier tribut à cette controverse qui opposerait désormais les partisans d’Annie Ernaux à ceux de Sollers, par exemple !

 Un épisode de la série Downtown Abbey dans lequel un maître d’hôtel mesure la distance qui sépare un couteau d’une fourchette fait prendre conscience à Laure Murat de cet ethos aristocratique dont son enfance a été bercée, alliant un goût immodéré pour le respect des formes à une passion tout aussi vive pour la bienséance et le non-dit qui lui est corollaire :

 « […] l’aristocratie est un monde de pures formes […] L’invisibilité fonde l’illusion d’un monde parfait, miracle perpétuel et désincarné ; elle en est la condition silencieuse, la clé de voûte ».

 Ce motif de la forme a non seulement le mérite de cerner l’artifice d’une vie sociale et familiale hantée par les mondanités – ce dont Proust n’a de cesse de se moquer comme le montre à plusieurs reprises l’auteure, notamment dans une analyse convaincante de la scène des souliers rouges qui clôt Le côté de Guermantes –, mais il constitue aussi une clef herméneutique permettant d’accéder à la compréhension de l’œuvre proustienne et de son écriture que l’on n’oserait nommer inclusive !

 « Je tenais le motif qui me manquait. Il assurait un lien de continuité entre l’esthétique mondaine et la stylistique proustienne. »

 Cet ethos de l’ordonnancement d’un monde arrimé à des règles immuables est en effet l’idéal que Proust se fixe concernant la conception de son œuvre romanesque qu’il assimile à une cathédrale, de même que sa phrase opère par agencements successifs englobant toute la pluralité des mondes. En témoigne la description exhaustive du tableau de Carpaccio, La légende de sainte Ursule, que Laure Murat cite intégralement, tant :

 « De la mer à la terre, du satin au brocart, des tapis aux marbres, Proust ramasse les éléments, la matière, l’humanité et l’architecture en une phrase. »

 Toute la richesse de Proust, roman familial, souvent plus proche de l’essai autobiographique que du roman, est de réconcilier dans une pure tradition barthésienne une approche sémiotique de déchiffrement des signes (de la mondanité, mais aussi des comportements sexuels toujours marqués par le refoulement) avec une approche sociologique de dévoilement d’une société nourrissant une passion pour le mensonge et l’artifice :

 « Cette technique du corps et du maintien postural exige à mots couverts un peu plus que de la tenue, voire de la rétention, jusqu’à de la réticence à se mêler au monde extérieur. C’est une mécanique des comportements, dont la pratique est fondée sur le refoulement. »

 Laure Murat fouille alors la mémoire familiale, les archives de la Préfecture de Police en quête de renseignements concernant les maisons closes fréquentées par l’auteur d’À la recherche du temps perdu, à l’image de ce chapitre qui se lit comme une enquête policière « Proust au bordel » dans lequel apparaît la figure d’Albert Le Cuziat ayant servi de modèle à Jupien.

 Cette traversée qui aura été celle de Proust des différents milieux sociaux – que seule nous autorise une sexualité émancipatrice dans laquelle se rejouent les rapports de domination entre maîtres et serviteurs, masculin et féminin, actif entreprenant et passif soumis à la beauté des choses –, lui fait adopter ce que Laure Murat désigne par les terme de « sublimation inverse » ou de « déposition » empruntés au lexique de la chimie, où ce qui fluctue et nous échappe se fige dans une forme immuable.

 Pour le dire avec des termes plus contemporains, le « sujet minoritaire » accède alors à l’universel. Une dialectique de l’inversion, et nous aimerions dire aussi de la subversion tant Proust nous semble, à lire l’auteure, proche de Genet est toujours à l’œuvre dans la Recherche :

 « Sous l’homme du monde, le rustre. Sous une duchesse de légende, une femme ordinaire. Le viril s’avèrera l’efféminé, le noble l’ignoble. La Recherche ou le grand livre de l’inversion. »

 Dans un retournement dialectique digne d’un Lautréamont, Proust, fasciné par les intermittences du sentiment et les atermoiements du cœur, invente moins un tombeau funéraire qu’une architecture en mouvement, toujours fluctuante, fixant à l’image de la photographie et du cinéma en train de naître ce qui ne cesse de nous échapper. Soit le continuateur par d’autres moyens de l’impératif rimbaldien selon lequel « il faut être absolument moderne ».

 « La mobilité vivante et toujours recommencée d’une œuvre qui, en m’ouvrant les yeux sur le monde, me le rendait soudain habitable, m’a convaincue d’un paradoxe qui n’est qu’apparent : la solidité vient de la fluidité, du mouvement, de la pensée en action, de la prolifération du sens, et non de la stabilité, notion illusoire, prise dans l’étau de la permanence et d’une fixité mortifère. »

 Adieu famille et distinction aristocratique, bonjour une écriture sans cesse en mouvement et donc, émancipatrice !

 Laure Murat, Proust, roman familial, éditions Robert Laffont, p.256

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