Tout cinéphile se souvient de cette séquence du film documentaire de Jean Rouch et Edgard Morin, Chronique d’un été, dans lequel une jeune femme montre, comme par mégarde, son numéro de matricule de déportée. Cette femme se nomme Marceline Loridan. Elle deviendra cinéaste-documentariste et auteure. On publie aujourd’hui la retranscription des entretiens qu’elle avait accordés en 2005 à Antoine Vitkine dans le cadre de la collection « Mémoires de la Shoah ».
Un récit de vie qui débute par l’enfance passée en France, auprès de parents polonais, se poursuit par l’évocation d’un climat d’antisémitisme décomplexé dont on n’a plus toujours l’idée.
Je me souviens aussi de ces paysans chez lesquels on allait toujours en vacances, et qui sont devenus antisémites. C’est dans les années 1938-1939 que ça a commencé : « Les Juifs, les Juifs, les Juifs. » Ils le disaient, ils ne le cachaient pas. « C’est les Juifs qui sont riches », toujours les mêmes slogans.
Puis vient l’arrestation, l’internement dans le camp de Drancy et la déportation.
On arrive dans la nuit. Le train s’arrête, on attend. Pendant des heures, on attend, on essaie tous de regarder les uns après les autres à la lucarne en grimpant. Il y a des petites lucarnes avec des barres, et moi je vois au loin, j’étais vraiment une môme, je vois au loin des gens tous habillés pareil.
Camp A, block 9 de Birkenau. Le souvenir reste intact et le récit devient trace.
Je ne l’ai jamais oublié ; il a changé de numéro par la suite, mais pour moi, c’est toujours block 9.
Comme chez Primo Levi auquel on pense souvent, le récit ne sombre jamais dans le pathos. Une éthique de l’écriture et du témoignage tient tête aux souvenirs, et à cette « humiliation de l’intime » qui ne la quittera jamais.
Je n’ai jamais quitté le camp. Je n’ai jamais fonctionné dans la vie autrement que comme j’étais dans un camp. […] Je n’ai jamais eu d’enfant, j’ai vu trop d’enfants mourir.
Elle rencontre Simone Veil avec laquelle elle restera amie, malgré leurs divergences politiques ; l’expérience du camp forge en soi des valeurs autrement plus importantes.
Car cette expérience, dans toute l’horreur qui est la sienne, fait aussi naître un regard et une conscience politique. Une éthique du regard qui fut un temps celle du cinématographe et que l’on retrouve dans son film de fiction La Petite Prairie aux bouleaux ou dans ce chef-d’œuvre co-réalisé avec son second époux, Joris Ivens, Une histoire de vent.
À Birkenau, j’ai appris l’humanité. C’est une histoire de regard. Il fallait changer ce monde.
Elle sera gaulliste, farouchement opposée à la guerre d’Algérie et aux conditions dans lesquelles les Algériens étaient en France maltraités.
[…] j’ai des sentiments vis-à-vis des Algériens et de la manière dont les Français se conduisent avec eux à cette époque – comme des colons. C’était l’horreur.
Se déclarant « profondément athée » et « profondément juive », Marceline Loridan-Ivens livre avec ce dernier récit-témoignage ce que l’on aimerait appeler encore une leçon de vie, qui tient en quelques mots dont l’ironie tragique nous édifie :
Pour moi, un camp ou l’autre… tant qu’on n’est pas devant la chambre à gaz, ça gaze.
Marceline Loridan-Ivens, On arrive dans la nuit, éditions Flammarion