Dans une indifférence quasi générale, se perpétue à Gaza un massacre savamment orchestré par une extrême-droite génocidaire et sous le ciel paisible de France se publie depuis bientôt une dizaine d’années une revue littéraire parmi les décombres éditoriaux. D’abord sous-titrés « Littérature / Art » puis désormais « Littérature / Art / Politique », en droite ligne de la revue L’Infini que dirigea Philippe Sollers, aux éditions Gallimard, sous-titrée « Littérature / Philosophie / Art / Science / Politique », Les Cahiers de Tinbad mènent de front défense d’une avant-garde littéraire toujours possible (car la modernité n’a pas de prix et reste un pari pascalien devant les conservatismes de tous bords) et relecture salutaire des Anciens ; ou pour le dire peu ou prou avec les mots de Sollers, les écrivains morts sont souvent plus vivants que les vivants.
La comparaison ne s’arrête pas là tant le fondateur des éditions Tinbad, Guillaume Basquin, entend toujours tenir tête au marasme éditorial en cours. Peut-on prouver qu’on n’a sans doute jamais publié autant de mauvais livres, c’est-à-dire autant d’enquêtes journalistiques plates, d’introspections maladives et d’autofictions dépourvues de style, d’un souffle épique ou d’une tempête tragique, quand elle ne fût pas violemment comique ? On le peut, oui.
La haine du style, parlons-en. Continuer de défendre Céline, aux côtés notamment de Stéphane Zagdanski dont le Céline seul (éditions Gallimard, Collection « L’Infini ») devrait être relu à profit en ces temps de crispations idéologiques, relève sans doute du devoir. C’est en relisant justement Maudits soupirs pour une autre fois que Basquin revient sur la déflagration d’un style qui s’assimile à une opération de transsubstantiation inédite. À celui qui affirmait dans Guerre que celle-ci lui était entrée par l’oreille, revient la douloureuse et magnifique expérience de transmuer cette dernière en un feu éternel de mitrailles que des critiques en mal d’imagination se contentent encore aujourd’hui de nommer « une petite musique » ! Une petite musique que cette assimilation jusque dans sa chair de l’homme avec ses livres, que cette course contre la montre et la mort devant tous ceux (et celles, n’est-ce pas) qui rêvent de vous planter un poignard dans le dos ?
Le lecteur m’attend sans doute au tournant, comme toujours lorsqu’il s’agit de Céline. Et les pamphlets antisémites ? Ils sont, sans nul doute possible, une preuve accablante du marasme de l’époque qui n’a rien à envier à la nôtre. Je vous renvoie au numéro 7 des Cahiers dans lesquels je proposais déjà une analyse des dits pamphlets dans un texte intitulé « Le rire délirant de Céline » et au texte de Thomas Clerc « Céline délivré » dans lequel celui-ci écrivait :
Personne n’est devenu antisémite en lisant les pamphlets de Céline, parce que personne ne peut prendre au sérieux son délire. L’histoire, qui est tragique parce qu’elle est "dans le vrai", elle, s’est chargée de réaliser le fantasme célinien. C’est donc dans le réel qu’il faut combattre l’antisémitisme, non dans la fiction.
Contrairement à un essai ou un roman, une revue incite à une lecture plurivoque, pour ceux qui savent manier l’art du montage dialectique. Ainsi peut-on allègrement passer de la lettre qu’envoie le 19 février 1880 Flaubert à Maupassant à celle que le général de Gaulle envoie le 30 décembre 1967 à David Ben Gourion.
Quand on écrit bien, on a contre soi deux ennemis : 1° le public, parce que le style le contraint à penser, l’oblige à un travail ; et 2° le gouvernement, parce qu’il sent en vous une force, et que le pouvoir n’aime pas un autre pouvoir.
[...] Israël dépasse les bornes de la modération nécessaire. Je le regrette d’autant plus que, moyennant le retrait de ses forces, il apparaît qu’une solution comportant la reconnaissance de votre État par ses voisins, des garanties de sécurité de part et d’autre des frontières qui pourraient être précisées par arbitrage international, un sort digne et équitable assuré aux réfugiés et aux minorités, la libre navigation pour tous dans le golfe d’Akaba et le canal de Suez, serait aujourd’hui possible dans le cadre des Nations unies, solution à laquelle on sait que la France est éventuellement disposée à concourir, non seulement sur le plan politique, mais encore sur le terrain.
Qui aujourd’hui pour mener sur le terrain une politique de bon sens ? Je ne vois âme qui vive et survive à la honte de s’enorgueillir de déclarations auto-réalisatrices qui n’engagent que ceux qui croient encore au pouvoir de falsification de la politique...
De littérature, il est question tout au long de ce numéro des Cahiers de Tinbad : qu’il s’agisse avec Nicolas Floury, Philippe Thireau et Ali Benziane d’analyser la portée du livre d’Alain Santacreu, Le Roman retrouvé (éditions Tinbad), de revenir sur le livre d’Evgueni Zamiatine Nous (éditions Gallimard, Coll. « L’Imaginaire ») ayant inspiré Aldous Huxley pour Le meilleur des mondes, selon l’analyse qu’en proposait Orwell dans Tribune en 1946, ou de retrouver avec Jean-Claude Hauc, la puissance anthropophagique de la pulsion sexuelle telle qu’elle parcourt les écrits de Casanova ou les répliques de Dom Juan / Don Giovanni.
Pour finir en musique, on peut écouter ce souvenir de l’auteur d’Histoire de ma vie (éditions Robert Laffont) qui pourrait bien constituer la seule solution pacifique qui soit en ce monde : dévorer l’autre en amour pour ne pas avoir à le supprimer sur le terrain.
Après avoir fait du punch nous nous amusâmes à manger des huîtres les troquant lorsque nous les avions déjà dans la bouche. Elle me présentait sur sa langue la sienne en même temps que je lui embouchais la mienne ; il n’y a point de jeu plus lascif, plus voluptueux entre deux amoureux, il est même comique, et le comique n’y gâte rien, car les ris ne sont faits que pour les heureux. Quelle sauce que celle d’une huître que je hume de la bouche de l’objet que j’adore ! C’est sa salive. Il est impossible que la force de l’amour ne s’augmente quand je l’écrase, quand je l’avale.
Moralité : écrasez-vous les uns les autres !
