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Billet de blog 21 octobre 2023

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L'écriture inclusive : une imposture ?

Dans un essai revigorant, "Le Sexe et la Langue", le linguiste Jean Szlamowicz bat en brèche le discours militant cherchant à imposer au forceps les principes d’une écriture inclusive dont il montre qu’elle repose sur une méconnaissance du fonctionnement et de la structuration grammaticale de la langue.

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Faut-il prendre au sérieux ce qui nous paraît ridicule ? Sans aucun doute si l’on en croit d’abord Molière et le linguiste Jean Szlamowicz, auteur d’un essai implacable contre l’écriture inclusive et ses usages fort aléatoires, Le Sexe et la Langue. Sous-titré « Petite grammaire du genre en français, où l’on étudie écriture inclusive et autres dérives militantes », le livre entend dénoncer une imposture idéologique qui s’autorise de la morale et d’un discours universitaire dévoyé pour tenter d’imposer des règles contestables n’étant pas même entrées dans l’usage.

 Contrairement à l’adage incontestable qui veut que toute langue ne cesse d’évoluer en fonction des nombreux et parfois contradictoires usages qui peuvent en être faits, l’auteur montre que l’écriture inclusive constitue une contestation des règles ou des normes orthographiques permettant à chaque locuteur du français de puiser dans un fonds commun de structures grammaticales et de mots dont on peut rappeler que n’appartenant à personne en particulier, ils appartiennent de fait à tous.

 Il faut prendre au sérieux cette (im)posture moralisatrice consistant à croire qu’en France les femmes seraient infériorisées voire violentées en raison d’une structure viciée de la langue.

 C’est un militantisme d’après-coup, drapé dans la dignité des luttes sociales qui ont déjà eu lieu.

 Ce même militantisme de confort qui se réduit aujourd’hui à liker telle vidéo de propagande faisant office de pensée d’un monde dont on peut dire que sa complexité tend difficilement à se réduire à une vision binaire.

 Tenir la langue responsable des discriminations que les femmes subiraient revient, d’une part, à nier la diversité des langues et des systèmes linguistiques – le persan, rappelle François Rastier cité par l’auteur « n’a pas de catégorie de genre et les femmes n’en sont pas moins discriminées en Iran » –, et à établir une corrélation discutable entre la langue et l’organisation sociale. N’hésitant pas à recourir à une argumentation par l’absurde qui laissera sans doute de marbre toutes les partisanes de l’écriture inclusive, l’auteur démontre que les mœurs ne sauraient se déduire d’un simple marquage grammatical.

 En Amazonie, dans la famille des langues arawanes, le jarawara est une langue où le féminin est le genre non marqué, ce qui est rarissime. À l’inverse du français, la valeur générique est donc indiquée par la terminaison associée au féminin : c’est donc l’inverse du « masculinisme » francophone qui prévaut. Les partisans de l’égalité hommes / femmes risquent cependant de déchanter : lors de leur première menstruation, les jeunes filles sont enfermées dans une hutte isolée ; elles n’ont le droit de sortir que la nuit pour faire leurs besoins et seulement avec un panier sans ouverture attaché à la tête pour qu’on ne les aperçoive pas. À la fin de leur séquestration, elles sont frappées à coup de bâtons jusqu’au sang.

 Venons-en au cœur de la démonstration. Szlamowicz commence par rappeler qu’en aucun cas la langue ne détermine la pensée qui ne se déduit que de l’appropriation personnelle qu’on peut en faire. Et de noter au passage, sans jamais tomber dans l’arrogance moralisatrice de ses détracteurs, la confusion qui est faite entre langue et discours, langue et écriture, voire entre langue et sexe.

 […] ce sont les conditions sociales qui sont exprimées au moyen de la langue et non pas la langue qui forcerait les sociétés à s’aligner sur son système grammatical. S’il en était autrement, il n’y aurait jamais aucun changement social.

 Si la langue décidait de notre pensée, on comprend mal comment les sociétés seraient capables d’évolution. Or l’histoire, y compris et surtout celle de la condition féminine, est la preuve même que la langue n’a pas d’emprise sur nous.

 La langue en soi n’est rien tant qu’elle n’est pas actualisée par un locuteur qui, rappelle de façon souvent enjouée le linguiste, peut lui faire dire ce qu’il veut. Que l’on puisse, simplement à partir du français, défendre aussi bien les droits des femmes et des citoyennes que les vouer aux gémonies devrait suffire à nous convaincre qu’en matière linguistique et langagière, l’existence précède là aussi toujours l’essence.

 Notons au passage que l’écriture inclusive est aujourd’hui un nom de domaine déposé en 2016 par une agence de communication et qu’il ne s’agit évidemment pas pour notre auteur de nier le marquage distinguant le masculin du féminin que connaissent la plupart des langues. Prenant le contre-pied de ceux qui fustigent la prédominance du genre masculin, servant aussi en français à marquer le neutre et l’indifférencié, le linguiste répond qu’à l’inverse du masculin pouvant être généralisant, seul le féminin est singularisé. Un détour par la psychanalyse suffit de nous en convaincre.

 […] le féminin renvoie à une singularité originelle, au lien primordial, biologique, existentiel et universel qu’est le lien maternel.

 Le masculin comme marquage par défaut n’est donc en rien « dominateur » : il serait plutôt trivial, banal, quelconque tandis que c’est le signe féminin qui bénéficie d’un privilège d’exclusivité !

 Suivons la démonstration du linguiste qui s’appuie ensuite sur la structuration grammaticale de la langue pour enfoncer le clou. Les mots n’ont pas de sexe, et encore moins de sexualité – sauf peut-être en poésie, et ce serait la seule objection que j’opposerais à l’auteur, citant André Breton pour lequel « la poésie se fait dans un lit comme l’amour », horreur, n’est-ce pas ? On peut d’ailleurs s’interroger sur cette obsession des partisans de l’écriture inclusive à vouloir tout sexualiser comme s’il était difficile d’imaginer qu’un chat ne puisse pas être une chatte !

 En français, le genre est fortement grammaticalisé, ce qui signifie qu’il n’est pas investi par un contenu décrivant le sexe des référents : le livre n’est pas plus mâle que la page n’est femelle. Le genre sert donc surtout à distinguer des classes de mots.

 Non seulement le masculin n’est pas « premier », mais il n’y a aucune dimension sexuelle dans l’utilisation du genre qui permet uniquement ici de créer deux mots au sémantisme différencié (grain désigne plutôt la matérialité d’un objet et graine sa fonction de croissance. On voit donc que féminin et masculin servent surtout à créer des différences, des nuances et non à désigner des natures d’objets.

 Que la langue ne servît point à marquer l’identité sexuelle, on peut s’en convaincre en rappelant deux faits linguistiques d’une confondante banalité : l’absence de marquage masculin / féminin des deux premières personnes grammaticales et l’importance de tournures impersonnelles. Faut-il aussi s’indigner qu’il pleuve ou qu’il neige ? Cela m’aurait plu, sous des cieux plus poétiques, là encore !

 Il reste pourtant une réalité difficile à nier : que le masculin serve à marquer le neutre et l’indifférencié.

 Le masculin peut certes renvoyer à un homme, mais aussi à une non-personne générique, alors que les marques du féminin que sont directrice ou maîtresse ne peuvent renvoyer qu’à un référent féminin… Dans bien des cas, le masculin est donc neutre. Le féminin jamais.

 Le masculin est souvent inclusif. Le féminin est toujours exclusif.

 Imagine-t-on pouvoir se passer, si ce n’est à des fins communicationnelles et mercantiles, de tous les termes servant en français à exprimer l’indéfini, le neutre ou l’indifférencié ? Adieu pronoms impersonnels, adjectifs indéfinis, veaux, vaches, cochon.n.e.s ! (sic) N’entendez-vous pas d’ailleurs siffler sur vos têtes la dénonciation suprême selon laquelle, depuis l’époque classique, le masculin l’emportât sur le féminin ? Les faits sont têtus, et quand bien même les femmes seraient depuis devenues les égales des hommes en droits, l’usage s’autorisait alors d’une vision plutôt machiste de la société. On ne fera pas grief à l’auteur de la sous-estimer puisqu’il en donne une explication contextuelle plutôt éclairante.

 Ce que l’on peut considérer comme du machisme correspond à un ordre social où, de fait, la noblesse est une transmission masculine de la lignée. Leurs propos (des grammairiens) sont donc plus descriptifs que normatifs.

 Derrière la volonté moralisatrice de vouloir aujourd’hui « corriger » la langue, qui ne saurait être porteuse de tous les vices, se cache enfin pour le linguiste une vision totalitaire du monde qui chercherait à en finir avec la règle d’une commune humanité au profit d’une société dans laquelle le délire sexuel de chacun ferait office de loi.  Là encore, les marges que nous cultivons n’ont que faire des normes orthographiques. Comme le proclamait Rimbaud, nos hallucinations visuelles et verbales réclament surtout des formes nouvelles, pas davantage de normes ! La modernité, contrairement à ce qu’en pensent certains, a vraiment du plomb dans l’aile.

 Jean Szlamowicz, Le Sexe et la Langue, Petite grammaire du genre en français, où l’on étudie écriture inclusive et autres dérives militantes, éditions Intervalles, Collection « Le point sur les idées »

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