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Billet de blog 25 février 2024

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Kim de l'Horizon fait éclater les genres

Le premier roman de Kim de l'Horizon, "Hêtre pourpre", traduit de l'allemand (Suisse) par Rose Labourie, au-delà de son positionnement queer, réussit le pari de traverser les genres littéraires et de faire vaciller, dans une langue inventive, les injonctions de genre.

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Voici un livre étonnant ! Premier roman écrit en allemand par Kim de l’Horizon dont la quatrième de couverture nous apprend qu’il est né(e) en 2666, Hêtre pourpre se situe d’entrée de jeu dans la lignée du roman-fleuve charriant beaucoup de sang, 2666, de Roberto Bolaño ; roman dont le centre névralgique repose sur une litanie de féminicides non élucidées. Le parallèle s’arrête là car Hêtre pourpre est avant tout un roman sur le genre qui n’hésite pas à recourir à un style inclusif plutôt inventif. Le roman n’a rien à communiquer, ni à informer. Il s’adresse en grande partie à une « grand-mer » en passe de rendre l’âme, à une lignée de femmes singulières que le narrateur fait remonter au Moyen Âge. Il est surtout porté par une volonté de témoigner d’une expérience intérieure trouble, diffuse et ineffable.

Je ne sais comment me résumer autrement que par cette formule : je ne connais pas la langue de mon corps. Mes mouvements sont entravés, que ce soit dans la langue de mer ou dans la langue de per. Je suis figæ dans une langue étrangère. 

Ce trouble est celui de l’indistinct, d’un corps qui se situe à la charnière entre le masculin et le féminin et qui n’hésite pas à formuler son plaisir d’être simplement enculé :

Qu’il n’y a pas de sensation plus douce et plus jouissive que de se faire enculer. Comme ni notre charpente était faite de soie. 

Ce corps, on le sent, se situe aux antipodes de l’esprit prosélyte des thuriféraires des théories du genre et de l’injonction de non-binarité ; il connaît mieux qu’un autre que ce que l’on appelle « virilité » est le fil conducteur de l’Histoire de l’humanité :

J’ai l’impression que la gestuelle des hommes perpétue un vieil héritage, l’héritage de la peur, de la compétition et de la guerre. Encore aujourd’hui, quand je croise cette langue du corps, je suis prisƏ de panique. [...] Ils disent : JE VAIS TE FAIRE JOUIR, mais en vérité, c’est moi qui fais, qui les fais, mon corps fait leur virilité. Et rien ne les excite plus que leur propre virilité. Le temps de notre corps à corps, je leur sers sur un plateau le principal attribut de leur genre : le pouvoir sur les autres.

 Ce corps sommé de choisir entre le masculin ou le féminin choisit l’écriture pour ne pas avoir à trancher, ou bien plutôt pour tenter de trancher en soi toutes les assignations de genre :

Je pense que ce qui m’a poussæ à écrire, c’est aussi la nature de l’écriture, cette ligne ondulée, vague venue de loin qui a commencé sa course bien avant moi et la terminera bien après moi. C’est le fait que la langue soit liquide. 

Au « je » surplombant, l’auteur(e) préfère parfois les tournures impersonnelles, la mention d’un « enfant » qui s’éveillerait aux plaisirs des sens ; une horreur, j’imagine, pour tous nos partisans de la non- binarité. Ainsi crée-t-il sa généalogie de femmes suppliciées et rebelles, sa propre mythologie dont cet « hêtre pourpre » donnant son titre au roman serait l’incarnation ; titre dont la traductrice Rose Labourie précise qu’il repose sur un jeu de mots entre Blutbuche « hêtre de sang » et Blutbuch « livre de sang » :

 Les enseignements du hêtre pourpre étaient les suivants : rester planté là. Perdre ses feuilles. Persister. Faire pousser de nouvelles feuilles. Se transformer.

D’incarnation, il est surtout question à travers cette lignée de sorcières dont sa mère transcrit l’arbre (hêtre de sang) généalogique et dans laquelle le narrateur s’inscrit, court-circuitant les générations en privilégiant à la figure matricielle de la mère (orthographiée « mer ») celle d’une grand-mer plus érotisée.

Tout est lié, grand-mer, inextricable, et pourtant, le fil des sorcières est rompu, et c’est à nous de le reprendre pour apprendre des mortes ; écouter, ensorceler, écrire, danser autour de l’arbre avec des pénis volés, broder des histoires. Nous devons tisser des filets qui nous retiennent dans le monde – dans ce monde, dans votre monde et dans les mondes qui sont encore possibles. 

Reste que cette écriture, pour inventive qu’elle soit souvent et qui n’hésite pas à regarder du côté d’une esthétique queer, nous semble aussi s’orienter vers un monde de fiction transhumaniste, par-delà l’humain, dans lequel la fiction des corps en viendrait à supplanter le réel.

C’est peut-être ce qui est intrinsèquement queer dans l’autofiction : commencer à écrire à partir d’une réalité qui répète l’histoire selon laquelle nous n’existons pas. Commencer à écrire à partir d’une réalité qui n’est pas la nôtre, qui nous place dans le domaine de la fiction.

 Aux polarités masculine et féminine brassant les générations semble ici succéder une temporalité nihiliste dont le fantasme dernier serait d’en finir peut-être avec la vie :

 Il n’y aura personne pour vivre à ma place. Mon ventre ne se remplira pas de vie, il est seulement plein de sang.

 Ou cette parabole étonnante :

 Le petit garçon baisse son pantalon et son caleçon. Il sort son couteau suisse et tranche, d’un coup sec. Il se liquéfie rouge framboise sur le sol. Le hêtre pourpre boit le petit garçon.

 Et ce sang serait peut-être aussi celui d’une écriture dont on saluera la force transgressive !

Kim de l’Horizon, Hêtre pourpre, traduit de l’allemand (Suisse) par Rose Labourie, éditions Julliard

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