Il existe une amicale laïque des lecteurs de Philippe Sollers. Son prêtre officiant se nomme Albert Gauvin, pratiquant le tennis de table à ses heures perdues et sans doute la pêche au gros. Il est l’un des initiateurs d’un site encyclopédique consacré à l’auteur de La Guerre du Goût qui doit parfois se retourner dans sa tombe ; muette comme une carpe que notre ami aimerait bien, le dimanche, emporter dans sa besace. Tous les moteurs de recherche – et il faut entendre, derrière cette expression devenue idiomatique, combien la recherche a été supplantée par la machine – placent le site du Sieur Gauvin (pileface, tout en minuscules) en seconde place après celui, officiel, de Philippe Sollers. Que les concepteurs du site de Sollers aient, j’imagine avec son accord, tenu à en préciser le caractère officiel est à comprendre comme un désaveu partiel du site officieux de notre petit curé de campagne ! Revenons, pour un lecteur non averti, sur l’origine de notre controverse que je vous autorise, avec toute la bienveillance cléricale dont sait faire preuve notre prêtre officiant, d’assimiler à un règlement de comptes. Les incidents ont souvent le mérite de préciser les lignes de démarcation, et il nous faut ici prendre acte d’une déclaration de guerre verbale. On n’abdique pas l’honneur d’être une cible, sieur Gauvin. On répond à fleurets mouchetés.
Après que j’eus publié sur deux blogs respectifs, dont celui hébergé par Mediapart, une chronique du journal de Jacques Henric, Les Profanateurs, Journal (1971-2015) chez Plon, le gardien du temple sollersien attire l’attention, dans un commentaire mis en avant sur le compte Facebook de Guillaume Basquin, sur la confusion que je fais entre deux livres ayant plus ou moins le même titre : celui de Marcelin Pleynet Le plus court chemin, De Tel Quel à L’Infini (Collection « L’Infini », Gallimard) auquel se réfère Jacques Henric dans son journal et celui de Philippe Forest De Tel Quel à L’Infini, publié en 2006 chez Cécile Defaut. Dont acte. Je corrige mon erreur et remercie Gauvin de me l’avoir signalée, comme aurait pu le faire mon éditeur. Sauf que voilà, Gauvin, chevalier à la triste figure, n’est pas Basquin ! Il n’écrit rien, n’édite rien, et se contente de collecter des textes, vidéos consacrés à son maître à penser. Mon sang ne fait qu’un tour lorsque je découvre que sur son site, que l’on qualifiera désormais d’officieux, celui-ci publie, en marge de liens consacrés au journal de Henric, des captures d’écran revenant sur ma confusion. J’aurais pu me contenter du message dans lequel je lui écris que n’étant pas écrivain, il se comporte comme un flic, mais cette dérisoire chamaillerie est révélatrice d’une double tendance qu’il est important de préciser.
Figaro, au secours ! Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur, n’est-ce pas ? Haro sur toute tentative de panthéonisation, cette figure aujourd’hui dévaluée du pouvoir consistant à se légitimer en invoquant, avec la duplicité d’un Tartuffe, les mânes de « nos » défunts les plus illustres. Aux grands hommes, la patrie des Lettres toujours reconnaissante ? Aux petites femmes, s’amusait Sollers, la matrie rancunière. Un président bonapartiste convoque devant ce qu’il pense être le tribunal de l’Histoire Missak Manouchian, Joséphine Baker, Simone Veil, Robert Badinter, Marc Bloch, et bientôt, pourquoi pas, Olympe de Gouges pour neutraliser les néo-féministes trônant telles des Érinyes dans les commissions parlementaires ou Frantz Fanon pour satisfaire les automatismes décoloniaux.
Entre ici femme vertueuse ayant su tenir tête aux mains baladeuses ! Entre ici masque blanc, toi qui t’es érigé tel un rempart contre tous les damnés de la terre ! Un lecteur attentif se souviendra qu’il avait été aussi question de consacrer le couple Verlaine-Rimbaud ; auteurs réduits à ce plus petit dénominateur commun que serait la pratique sexuelle. Je connais des écrivains de pacotille qui n’hésitent pas à se faire prendre en photo devant la tombe de Jean Genet, par-derrière toujours ! Qu’on m’entende bien : toutes les figures sus-citées sont admirables et ont en commun d’avoir su mettre en mouvement une pensée avec leur action. Ce sont tous (enfin toutes) des poètes, et non des momies : leur but ayant été, comme le suggérait déjà le comte de Lautréamont, la vérité pratique.
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand. La femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune. Nous ne tendons à rien de moins que de libérer l’homme de couleur de lui-même. Elle est retrouvée. Quoi ? — L’éternité.
Voyez combien les italiques fossilisent une pensée dont le mérite est d’avoir été en mouvement. Les petites gens sont en général soucieuses de freiner la vitesse et de prononcer des arrêts de mort, de dresser des procès-verbaux. Telle est la raison d’être du site de notre chevaleresque Gauvin : il consigne, il s’émoustille parfois de dresser des réquisitoires, même s’il est vrai que lui agrée davantage le plaidoyer et le faire-valoir. Il est à l’image de son époque : d’un narcissisme crasse, croyant s’élever en posant aux côtés de l’homme illustre !
Au-delà de la panthéonisation laïque de Sollers, alimentée par de nombreuses revues dont La Règle du jeu dans son numéro 81, à laquelle l’auteur de ces lignes a contribué sans recevoir un seul exemplaire – je note au passage qu’un certain Nathan Devers, habitué des plateaux de CNews a pillé allègrement, avec mon accord de principe, mon blog littéraire sans daigner m’envoyer le numéro dans lequel se trouvent plusieurs de mes textes dont un inédit consacré aux Folies Françaises –, l’encyclopédie en ligne de Gauvin alimente, à son corps défendant peut-être, la machine à décerveler.
« Sur et autour de Sollers » annonce le site, ne hiérarchisant rien et mettant sur un même plan un texte d’Artaud ou de Bataille avec une contribution de Haenel dans un journal raciste. Gauvin compile, avec la frénésie d’un adolescent en mal de reconnaissance, fasciné par la virilité intellectuelle de ses maîtres à penser. J’voudrais bien mais j’peux point. C’est la complainte de la bonne du curé, toujours prête à servir la soupe, non ? Un simple Bug informatique pourrait avoir raison de toutes les bonnes intentions du monde. De Tel Quel à L’Infini jusqu’à pileface : on mesure combien la pensée théorique qui s’incarnait dans les revues, avec son lot d’errements et de postures dont Henric rend bien compte dans son journal, débouche finalement sur une entreprise narcissique dont la raison d’être ne sera peut-être que d’avoir alimenté le nouveau Léviathan des temps toujours très modernes qui sont les nôtres et que vous pouvez appeler Intelligence Artificielle, si le cœur vous en dit.
Mon doux et hypocrite lecteur, considère néanmoins que cette intelligence artificielle que tu contribues à nourrir n’est autre que la tienne, et qu’on l’appelait jadis pensée. À la théorie des exceptions chère à Sollers, vous avez fait succéder, cher Gauvin, une pratique réglementée de l’archivage et de la délation. Une pure tartufferie.