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Billet de blog 26 septembre 2023

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Thomas A. Ravier se branche sur Shakespeare

Auteur de plusieurs récits et essais, publiés notamment dans la Collection « L’Infini » chez Gallimard dont « Le Scandale McEnroe » en 2006 ou « L’œil du prince » en 2008, l’écrivain Thomas A. Ravier rend hommage à la langue et au corps shakespearien dans un roman éblouissant : « Hamlet Mother Fucker », Pour en finir avec « la peste électronique » !

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Avec son titre déjà tout shakespearien, Hamlet Mother Fucker, Thomas A. Ravier signe un livre virevoltant et d’une virtuosité rare. Le roman est une plongée directe dans l’univers du théâtre et de la langue shakespearienne, une sonde posée aussi sur un pays rabougri : la France et une époque contemporaine désespérante ayant vendu son âme à la « peste électronique ». Comme Shakespeare vaut bien une messe, tout débute à l’église où le protagoniste, le comédien Eliot Royer, lequel incarne le personnage d’Hamlet sur scène, communie dans « la charité du Christ ». Une étrange entrée en matière pour qui n’aurait pas en tête les premières pages d’Ulysses de Joyce auquel un chapitre tout entier du roman, « Le texte », réussit à se mesurer avec brio.

 Le personnage-narrateur se retrouve alors dans un Bed&Breakfast tenu par une ancienne universitaire, Muriel Gardiner, non loin du cimetière dans lequel repose le dramaturge. Dans les effluves d’alcool et de joint, les deux personnages devisent de théâtre, défendant la thèse d’une catholicité de Shakespeare. Précisons au passage que le narrateur est un adepte de la beuh et qu’il slame littéralement sa langue (qui la fait jouir, si vous préférez) comme un rappeur ou un dealer de shit :

 « Que voulez-vous, je travaille mon instrument. […] Dans le secret d’une percussion anonyme… En puisant dans l’atmosphère de mon époque de quoi remettre l’auditoire national sous tension. »

Catholique Shakespeare ? Est-ce vraiment d’actualité ? Catholique, oui, et non anglican, à mille lieues du puritanisme qui accompagne aujourd’hui « la peste électronique » véhiculée par les réseaux sociaux, les recherches universitaires et les titres des librairies. Plus inactuel, en effet, tu meurs !

 « ‘Something is rotten in the state of Denmark’ ? Oui, et on appelle ça la Réforme ! Soyons sérieux Eliot. Réformé, William Shakespeare, avec une mère qui s’appelle Marie ? »

 Catholique, donc, c’est-à-dire universel (c’est prouvable), hanté par la question trinitaire qui, rappelons-le, se noue autour du nom du Père, de la filiation et de l’Esprit Saint, soit de la plus haute spiritualité faite corps. L’incarnation, si vous préférez, et si le narrateur dit s’intéresser davantage au corps du dramaturge qu’à son esprit, c’est que le corps est cet instrument par lequel passe le souffle, le Verbe.

 « Comme par hasard, écrit Thomas A. Ravier, les manuscrits du théâtre élisabéthain conservés sont pour la plupart ceux des souffleurs. C’est le souffle qui compte pour Shakespeare, ce soutien oral venu des coulisses ! »

 On est à mille lieues du marivaudage coincé et des fourberies gentillettes de Poquelin auxquels les lecteurs français tiennent comme à la prunelle de leurs yeux. Ravier leur règle leur compte, en musique !

 « Aussi virtuose soit-il, Molière ne pense la guerre des sexes qu’en termes mondains. Être ou ne pas être cocu, c’est sa question. Sa seule question. La seule question de tout un pays : la France. Et ce n’est pas Marivaux qui me fera changer d’avis. Marivaux, cet auteur de sitcoms précieux. »

 Shakespeare ne vient pas seulement fracasser sa langue contre l’omniprésence du vaudeville auquel se réduit trop souvent le théâtre français, il percute, à la vitesse d’une bombe à neutrons, notre époque contemporaine infectée par « la peste électronique » et les dogmes qui l’accompagnent prônant, non la séparation des ordres, mais l’inclusion à outrance ; le tout sous couvert de tolérance et d’acceptation du prochain proféré avec force anathèmes et imprécations. Il suffit de tendre l’oreille comme un arc.

 « Être ou ne pas être LGBTQIABBPGGGR+++…, ironise le narrateur. Voilà des questions éthiques à la hauteur de nos contemporains depuis que le monde est un logiciel. »

 Est-il encore possible d’en finir avec cet autre dogme s’interrogeant sur la nécessaire distinction du réel et de la fiction, se questionnant matin et soir sur la non-séparation entre l’auteur et son œuvre ? Inclusion, tout n’est qu’inclusion et pâture de vent. Thomas A. Ravier a lu Debord et sait, mieux que quiconque, qu’au spectaculaire intégré a succédé désormais un spectaculaire désintégré, en lambeaux, atomisé.

 « On m’accuse de ne plus savoir faire de distinction entre théâtre et réalité ?, écrit le narrateur. Mais quelle réalité ? Il y a longtemps que la scène a annulé toute autre forme de vie, que pour moi le théâtre a absorbé votre soi-disant société, et que votre existence datée de faits divers opalescents m’apparaît aussi indigne que grotesque… une story dite par un débile. »

 La story, justement, ne l’oublions pas ! Elle pourrait se résumer à une trame toute shakespearienne là encore, dans laquelle le sublime côtoierait en permanence le grotesque. La story ? Ce sont tout d’abord les amours vagabondes du narrateur, dont les préférences amoureuses l’orientent davantage vers l’audacieuse ingénuité des Britanniques que vers le sentiment de culpabilité infantilisant des Françaises. C’est un parti-pris et s’il lui est souvent reproché de dénigrer son propre pays, le cœur d’Eliot a ses raisons que la raison ne connaîtra jamais.

« Dans le fond, les Françaises ne m’ont jamais réussi. Soit elles ont trop lu Racine, et elles ont trop de cœur pour avoir de l’esprit ; soit elles ont trop lu Molière, et elles ont trop d’esprit pour avoir du cœur. »

  Le grotesque ? Il réside, comme souvent, dans la famille désormais décomposée et dans le personnage de cette sœur enceinte, en couple avec une autre femme, et célébrant les progrès des techniques d’insémination artificielle et bientôt de gestation pour autrui. Réactionnaire Ravier ? Fin observateur plutôt d’un monde qui cherche à en finir avec la distinction sexuelle, avec le nom du Père et toute forme de filiation, dans l’anonymat inclusif le plus douillet, c’est-à-dire dans l’évacuation de la mémoire et de toute forme d’héritage. La révolution de la technique peut difficilement être stoppée ; la nostalgie de l’auteur non plus. Ce n’était peut-être pas mieux avant, mais :

 « […] il y avait de l’électricité dans l’air, la guerre des sexes produisait encore ses effets musicaux. Sa cadence négative. On ne se haïssait pas sans y mettre les formes. Aujourd’hui, que dire de cette paix labellisée ? De ces hommes et ces femmes en plein commerce équitable ? »

 On se le demande. Le grotesque, ce sont aussi  ces touristes « au garde-à-vous devant leur image » et nous tous qui avons peu ou prou supplanté le goût du jeu et des travestissements dont le théâtre shakespearien est friand, au profit d’une administration réglée et tyrannique de nos existences se réduisant de plus en plus à un simple enregistrement.

 « Comment prier pourrait-il avoir encore un sens pour eux ? Le monde n’est plus un théâtre mais une entreprise où chacun vient s’identifier, pointer. Pointer plusieurs centaines de fois par jour. C’est frappant, ils se prennent en photo comme on signe un registre. »

 « Qu’ils ferment les théâtres, s’emporte alors le narrateur : ce sera l’occasion d’ouvrir enfin la salle aux dimensions réelles de l’existence ».

Il suffit d’être allé une fois dans sa vie au Globe Theater pour comprendre ce qu’aimer la vie et le théâtre veut dire.

 Le sublime ? C’est ce père boucher et cette mère couturière qui ont appris au fiston, Eliot, à passer de la chambre froide à la beauté faite trame, c’est-à-dire texte. Un héritage, justement.

 « J’ai dans la gorge, écrit le narrateur, tous les cris des abattoirs. Ça sort de moi sans le vouloir, quand les filles se déshabillent, dans le noir… »

 C’est la langue anglaise surtout à laquelle ce roman écrit dans le français le plus jouissif qui soit rend paradoxalement hommage. Et comme nous avons commencé par évoquer Joyce, on finira sur ce mot sur lequel se clôt Ulysses : « yes », et non oui, la différence est de taille.

 « ‘Yes’ bruisse comme une liasse de liesses, sonne comme une ascension sous pression, un sautillement mi-dunk, mi-alléluia ; alors que ‘oui’ sonne creux, pâle, un consentement à l’aura lunaire, un sourire sans fondation nerveuse, sans ligaments, trois lettres que leur rencontre intimide. Les lèvres remuent dans le vide. On dirait que le mot est en train de se dégonfler quand on le prononce… »

 On l’aura compris, Hamlet Mother Fucker est tout sauf une abdication : un roman gonflé à bloc, au souffle étincelant. Un chef-d’œuvre !

 Thomas A. Ravier, Hamlet Mother Fucker, éditions Tinbad

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