Qu'est-ce que la philosophie a à dire de la peinture ? Bien plus sans doute que les historiens et les critiques d'art réunis, si l'on en juge par la pensée que déploie Deleuze dans ces cours inédits de 1981 prononcés à l'université de Saint-Denis. Le philosophe s'exerce ici à penser la peinture à partir de concepts qui valent autant pour la peinture que pour la philosophie : "diagramme", "catastrophe-germe", "modulation". Autant de concepts opératoires qui permettent de saisir l'histoire de l'art, et plus singulièrement celle des avant-gardes du début du XXème siècle, à travers des distinctions d'une grande justesse entre la gestuelle de l'Action painting et la codification de l'art abstrait ; deux aventures picturales dans lesquelles le geste de peindre se détache peu ou prou de l'oeil.
Peindre, explique d'abord Deleuze, c'est affronter la catastrophe. Pas seulement en termes de représentation, mais en tant que l'acte de peindre "se met comme dans la situation d'une création du monde ou d'un commencement du monde". L'acte se confronte au "chaos-catastrophe" , c'est-à-dire à l'origine peut-être du mouvement et du coeur atomique de la matière. Il est une physique de la peinture, et des peintres par là-même, à côté de laquelle les historiens et les critiques d'art passent bien souvent, aveuglés par leur souci d'établir des chronologies, là où le peintre, précise Deleuze, "peint toujours un espace. Il peint un espace-temps, mais un espace." Sans dénigrer la peinture figurative ou la peinture d'Histoire, Deleuze porte son attention sur des peintres tels que Turner, Bacon, Cézanne, Pollock ou de Staël, dont la pratique s'appuie donc sur ce que Bacon définit par le terme de "diagramme", c'est-à-dire un vide moteur, une "instance opératrice" dit le philosophe, à partir de quoi l'univers plastique se construit ou se compose.
Supprimer la narration et l'illustration, ça serait ça, le rôle du diagramme et du chaos-catastrophe. Supprimer toutes les données figuratives car les figurations et les narrations sont données. Faire passer les données figuratives et narratives par le chaos-catastrophe, par la catastrophe-germe, pour qu'en sorte quelque chose de tout à fait autre, à savoir le fait.
L'auteur de Logique de la sensation, publiée la même année que ces cours se tiennent, revient largement sur la figure de Francis Bacon dont il montre qu'il crée moins des formes qu'il ne rend visibles des forces invisibles. Prolongeant la définition de Paul Klee selon laquelle "l'art ne reproduit pas le visible, il rend visible", Deleuze place la peinture sous la coupe des intensités émotives.
L'acte de la peinture, le fait pictural, c'est lorsque la forme est mise en rapport avec une force. Or les forces, ce n'est pas visible. Peindre des forces, c'est ça, le fait. (...) La catastrophe, c'est le lieu des forces. Évidemment, ce n'est pas n'importe quelles forces. Le fait pictural, c'est la forme déformée. Qu'est-ce qu'une forme déformée ? La déformation, ça, c'est un concept cézannien. Il ne s'agit pas de transformer. Les peintres ne transforment pas, ils déforment. La déformation comme concept pictural, c'est la forme en tant que s'exerce sur elle une force.
Où l'on perçoit qu'après Duchamp, Deleuze règle, à sa façon, son compte à la peinture rétinienne, toujours dotée d'un fort coefficient d'intentionnalité, pour lui opposer une peinture gestuelle plus en phase avec les lois de la physique et du cosmos.
Quel est le caractère de ce chaos-germe ? Je dirais, en second lieu, qu'il a pour caractère d'être essentiellement, fondamentalement, manuel. Seule une main déchaînée peut le tracer. (...) Tant que la main suit l'oeil, je peux dire qu'elle est enchaînée. La main déchaînée, c'est la main qui se libère de sa subordination aux coordonnées visuelles.
De là, Deleuze distingue, dans une clarté éblouissante, les lois de l'expressionnisme abstrait qui aurait l'audace d'affronter le "chaos-germe" et celles de l'abstraction géométrique d'un Mondrian ou d'un Kandinsky limitant justement le chaos "pour faire surgir un ordre moderne qui serait un code de l'avenir".
La catastrophe que frôle l'expressionnisme, c'est la chute dans le chaos pur et simple. La catastrophe que frôle la peinture abstraite, c'est l'application d'un code extrinsèque.
Tout le génie de ce cours, en avance sur son temps, est d'arriver à esquisser une distinction entre ce que serait d'un côté un langage analogique en lutte avec le chaos et, d'un autre côté, un langage digital qui en ferait abstraction. Tout l'art de Deleuze est de procéder ici de façon rhizomatique, n'hésitant pas à exhiber les impasses de sa pensée toujours en mouvement, laquelle est en permanence relancée par des étudiants qui le poussent souvent dans ses derniers retranchements. Anticipant sans le savoir sur l'émergence des IA et leur perpétuation d'une peinture rétinienne asservie désormais aux règles des technologies numériques, Deleuze avance le concept de "modulation", qu'il emprunte à Cézanne, pour tenter de définir une peinture qui en finirait avec tout impératif mimétique.
En d'autres termes, le diagramme est un modulateur. Voyez que ça répond bien à mes exigences : le diagramme et le langage analogique sont définis indépendamment de toute référence à la similitude. Il ne faudra pas que l'on réintroduise les données de similitude dans la modulation. Le langage analogique, c'est de la modulation. Le langage digital, ou de code, c'est de l'articulation.
Et d'appuyer son intuition par un détour par l'Essai sur l'origine des langues de Rousseau dont l'idée fondamentale, et fondamentalement poétique, était que le langage n'avait pas pour origine l'articulation, mais la musique.
L'articulation ne peut être que comme une seconde étape du langage. J'exagère : tout langage est articulé pour Rousseau, mais l'articulation ne peut être qu'une seconde étape de la voix. Avant le langage articulé, il y a la voix mélodique, dit Rousseau.
Il s'ensuit tout un développement sur le lyrisme de la peinture et l'importance des couleurs dont il montre, en s'appuyant notamment sur le Caravage et les écrits de Goethe, comment celles-ci commencent à se détacher d'un fond sombre ou à surgir, comme dans la peinture sublime d'un Nicolas de Staël - et nous aimerions ajouter d'un Ahmed Cherkaoui -, d'un faisceau de formes laissant entrapercevoir la lumière.
Il va faire surgir les couleurs éclatantes, et évidemment la tâche principale du peintre va commencer à être la dégradation. Il va dégrader ces couleurs vives vers les ombres - c'est un tout autre régime de la couleur - et ça va être un des pôles de la naissance du luminisme, ces lumières éclatantes qui jaillissent d'un fond sombre.
Nul doute que la lecture de ces cours achevée, l'envie d'aller voir de la peinture ne vous saisisse à la gorge !
Gilles Deleuze, Sur la peinture, Cours mars-juin 1981, édition préparée par David Lapoujade, Les Éditions de Minuit