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Avant de commencer, j’aimerais citer Alexandre de Juniac, l’ancien PDG d’Air France. En 2014, aux entretiens de Royaumont, il disait ceci : "Je me suis penché sur la réglementation du travail des enfants, qui est un acquis social. Les premières réglementations datent de 1840. Il fallait avoir au moins 8 ans, dans des entreprises qui comptaient au moins 20 employés. Quand il y avait moins de 20 employés, vous travailliez à moins de 8 ans. Puis ensuite, c’est monté à 12 ans, puis à 16 ans. C’est assez intéressant… progressivement ça a évolué. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que même la notion d’enfant a évolué. C’est quoi l’âge d’un enfant de nos jours ? Est-ce que c’est 16, 18, 20 ans ? 22 ans ? On pense à donner le droit de vote à des enfants qui ont 16 ans… Est-ce que ce sont des enfants ? Je ne sais plus… Est-ce qu’il faut les faire travailler, pas travailler ? Pas sûr...".
Gardons ça en tête.
La rentrée sous Gabriel Attal a été riche en polémiques.
L’abaya pour commencer. Ça a été dit mille fois, oui, l’abaya a permis au gouvernement de ne pas parler des problèmes gigantesques que rencontre l’Éducation nationale, surtout en cette rentrée 2023. Mais la méthode employée a été particulièrement perverse, dans le sens où, en focalisant sur moins de 300 jeunes filles (même pas un petit lycée), la laïcité a été une fois de plus instrumentalisée en jetant la suspicion sur l’ensemble des musulmans de France. À ce sujet, Emmanuel Macron l’a dit lui-même lors de son interview par HugoDécrypte : "On ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas eu d’attaques terroristes et l’assassinat de Samuel Paty dans notre pays". Dans une série d’articles, Mediapart a révélé que le climat de méfiance entretenue dès le premier jour de la rentrée, a poussé certains établissements à renvoyer des gamines, juste parce qu’elles portaient un kimono ou une tenue trop ample, en leur demandant de revenir avec des vêtements "plus serrés". Cette nouvelle injonction à s’habiller de façon "républicaine" comme dirait Jean-Michel Blanquer, résonne comme un ultimatum et a évidemment été imposée à Nour, Sarah ou Assia, et pas à Alice, Jade ou Emma.
Alors on peut se poser la question. L’État français protège-t-il encore ses enfants de la discrimination ? Et n’est-il pas lui-même, via l’école, facteur de discrimination ?
Rions un peu et souvenons-nous des images du dîner à Versailles la semaine dernière. Selon Closer, "ce banquet a été une occasion pour la reine Camilla et Brigitte Macron de s’accorder sur leurs tenues. En effet, toutes deux ont choisi des robes de bal bleu marine. Dans le cas de la reine Camilla, 74 ans, elle a opté pour une longue robe avec une cape ample signée Dior. Quant à Brigitte Macron, elle a notamment choisi une robe longue à manche longue de chez Louis Vuitton.".
L’abaya a donc masqué un temps les problèmes. Mais quand le feu couve, il finit toujours par ressurgir. Et c’est souvent violent.
Depuis une dizaine de jours, le problème du harcèlement scolaire est à la Une. Rien ne va dans ces histoires, et même si certains responsables feront certainement office de fusible, celles et ceux qui souffrent, qui trinquent et qui parfois commettent l’irréparable, sont des enfants que l’institution ne protège pas.
Au rectorat de Versailles, 55 courriers de réprobation "semblent poser problème", rien que pour l’année scolaire 2022-2023. En gros, des familles qui ont été jusqu’à alerter l’institution car elles estimaient que leurs enfants étaient en danger et à qui on a demandé de ne pas trop la ramener.
Lindsay, Nicolas et bien d’autres. Ces affaires deviennent médiatiques et on ne peut plus cacher la poussière sous le tapis. Alors on frappe un grand coup.
À Alfortville, un collégien de 14 ans a menacé de mort et fait circuler sur Instagram des propos dégueulasses sur une lycéenne en transition de genre. Dans le contexte sulfureux de la rentrée, l’État jusqu’ici prudent avec l’institution, n’a pas hésité à sortir la grosse artillerie pour faire un exemple. Le jeune homme a été interpellé en classe par des policiers, menotté et embarqué en plein cours devant l’ensemble de ses camarades. "C'est comme ça qu'on s'en sortira face au fléau du harcèlement, c'est comme ça qu'on protégera aussi nos enfants, en envoyant ces messages très forts" nous explique Olivier Véran, porte-parole du gouvernement. "On se doit d'être très ferme" insiste Gabriel Attal. Pourtant, en France, on ne traite pas les enfants comme les adultes d'un point de vue judiciaire. Pour rappel, aux yeux de la loi, on est un enfant jusqu’à 18 ans. Les ados doivent donc être traités comme des ados, même quand ils font de la merde.
Mais "qu’est-ce qu’un enfant" nous dirait Alexandre de Juniac...
Sur le fait que les parents de l’enfant harcelé n’aient pas eu d’autres choix que de déposer une main courante au commissariat pour stopper net ce que subissait leur enfant : pas un mot. Sur le fait que l’institution fasse l’autruche faute de moyens ou de volonté : rien. Sur les dysfonctionnements au sein même de cette institution qui en a rajouté une couche sur certaines situations de harcèlement comme on l’a vu au rectorat de Versailles : jusqu’à présent pas grand-chose. Car pendant qu’elle joue les gros bras, l’institution continue de broyer, en silence. On fait semblant de protéger les enfants victimes de harcèlement en gonflant les muscles. Et c’est très pervers là encore, car le gouvernement veut avoir le beau rôle en se montrant protecteur alors que c'est son inaction qui est précisément en cause.
Attal, c’est Belmondo : "Tac-tac badaboum ! Vous allez voir ce que vous allez voir !". "J’ai appelé à un électrochoc collectif et l’électrochoc a commencé.". Son mot d’ordre : "100 % prévention, 100 % détection et 100 % réaction.".
Mais toujours pas de CPE ou de surveillants en plus, toujours pas d’infirmière scolaire en nombre suffisant, toujours plus d’élèves par classes suite aux suppressions de postes d’enseignants, ce qui empêche un suivi correct. Toujours rien de satisfaisant côté AESH et inclusion scolaire. La liste est longue et n’est qu’une accumulation de problèmes générant des souffrances.
La répression est mise en scène pour rassurer l’électorat. Pour la prévention, on repassera. La sécurité des gamins vaut bien quelques coups de menton, mais pour un service public de qualité, faut pas non plus déconner !
D’autres exemples ?
- Les plus jeunes vont mal ? On généralise le SNU, le Service National Universel pour les recadrer. Salut au drapeau et petit doigt sur la couture.
- Les inégalités à l’école sont criantes ? On parle sérieusement d’uniforme pour cacher tout ça.
- Des jeunes de 15 ans sont incontrôlables et partent en émeutes suite au meurtre de l’un des leurs par la police ? On leur colle jusqu’à un an ferme en comparution immédiate.
Le traitement et la vision que notre société a sur les enfants en 2023 devient de plus en plus problématique. Il n’est plus tabou de penser à les envoyer sérieusement au travail via des stages rémunérés ou des contrats d’alternance sur des emplois en tension. Fini les stages formateurs, on veut de l’efficace ! La réforme du lycée pro envisage de fermer des formations dites "non insérantes" qui ne mènent pas directement au boulot dans les différents bassins d’emploi. Des gamins de 15 ans se verront donc obligés de prendre les formations rentables à court terme près de chez eux. En plus de les voir comme une main d’œuvre pas chère, l’État les assigne donc à résidence.
Jusqu’ici, le lycée professionnel public était encore un rempart et on disait qu’il réparait les élèves en difficulté au collège. Que penser alors de cet état qui place maintenant les lycéens professionnels sous la double tutelle des ministères de l’Éducation national et du ministère du travail ? Ou qui pousse les jeunes mineurs non diplômés de 15, 16 ou 17 ans à devenir apprenti, c’est à dire dépendant d’un contrat de travail pour être scolarisé.
Pour rappel, les 15-19 ans sont particulièrement exposés au danger des accidents du travail qui peuvent être parfois mortels. Le 25 septembre dernier encore, un jeune dépanneur est mort sur une intervention, étouffé par sa combinaison qui s’est coincée sous les roues d’un camion en panne et qui n’étaient pas calées. Et oui, on n’est pas sérieux quand on a 19 ans, et les CHSCT (Comité d'Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail) auraient été certainement plus efficaces qu’une vidéo de prévention, même sur Tik-tok. Beaucoup d’apprentis font partie de cette statistique. Ce qui n’empêche pas l’État et les régions de pousser vaillamment vers la généralisation de ce modèle. Marine Le Pen, Eric Ciotti et Emmanuel Macron défendent l’apprentissage dès 14 ans. Aux états unis, c’est désormais l’âge légal de travailler dans plusieurs états.
Les gamins vont donc être envoyés sur des emplois en tension avec les allocataires du RSA et les travailleurs seniors, comme le prévoit la prochaine réforme de France travail. Un algorithme mettra en relation les postes vacants avec ces différents profils précaires, enfants compris, vu que les missions locales feront partie du processus.
T’es pas content ? "Deux claques et au lit !" nous dit Hugues Moutouh, le prochain préfet des Alpes-Maritimes. Comme à Mantes-la-Jolie : "Voilà une classe qui se tient sage". Et plus spécialement une classe sociale d’âge.
On récupère Moutouh donc, on aurait préféré Poutou. Les élus du coin applaudissent en cœur. "Enfin on va régler le problème des mineurs isolés dans les rues de Nice qui demandent l’asile. Deux claques et en Italie !" (toute ressemblance avec une citation existante ou ayant existé, blah blah...). Même si l’asile n’a pas à être demandé quand on est mineur, puisque justement, la France se doit d’apporter sa protection à un enfant. Mais peu importe. Sur le panneau d’entrée dans la ville de Nice, à côté du logo de l’UNICEF, il est écrit : "Ville amie des enfants". Alors tout va bien...
Certains éducateurs parlent d’effondrement du droit de l’enfant. Leur métier finit par se résumer à une gestion perpétuelle de la pénurie. Manque de lits, des pouponnières en sureffectif, des familles d’accueil qui sont de plus en plus rares et une vie en foyer qui devient, de fait, maltraitante. Parfois, il faut attendre un an avant qu’un gamin ne soit placé. Et pendant ce temps ? Lorsque la nuit qui vient peut être dangereuse, qu’est-ce qu’on fait ?
La protection de l’enfance n’est pas rentable politiquement car il n’y a pas de résultats immédiats. Pourtant, l’enfance est une question profondément politique. Alors à la question qu’est-ce qu’un enfant ? On pourrait répondre par une autre question (il paraît que ça fait gagner du temps et ça permet de réfléchir à la question) : l’État est-il un bon parent ?
Olivier Salerno