Vichie, 80 ans après
Le rideau est fermé, la salle est dans l’obscurité et le silence.
Le Chœur :
« A la tête de ce pays, on édicte des lois insupportables contre les étrangers, les réfugiés, les d’ailleurs les PADICI.
Pourtant, avant d’être Zeus, le chef avait soufflé de sa voix tonitruante (effet d’échos):
« Les réfugiés sont une force. Les réfugiés qui risquent leur vie pour des raisons politiques sont des héros »
Épisode 1
Abilio est seul sur scène.( il est éclairé, on ne voit pas ce qu’il y a autour de lui).
Grand , allure sportive, il est très élégant, malgré ses vêtements de seconde main, une casquette plate, légèrement inclinée sur le front.
Abilio : « Je ne dors plus. Je ne dors plus depuis longtemps, Je ne dors plus depuis des années, bien avant mon arrivée ici.
J’ai fui la police de mon pays, là-bas, en Afrique. J’étais journaliste et j’avais critiqué - trop fort, trop souvent - la corruption et le népotisme du gouvernement. Avant d’être arrêté, prévenu par un ami, je me suis exilé seul dans un pays voisin, laissant ma femme et mes enfants.
Et puis, il y a eu cet appel de mon ami Euclides: (Abilio hausse la voix)
-Ils sont venus chez toi, ils ont tabassé ta mère, ta femme devant tes enfants !
(Plus bas)
Ma femme a disparu, ma maison a été brûlée.-
Je n’aurais jamais dû parler. Je n’aurais jamais dû écrire. Baisser la tête...
Nos tyrans se ressemblent tous. Peut-être qu’ils se protègent les uns les autres. Ils ont beau faire de grandes phrases, les intérêts des chefs d’états ne sont pas ceux de leurs peuples.
Quand Euclides m’a appelé, je n’ai pas tout compris , sauf que je devais faire vite.
Je suis rentré au pays, dans mon village. Adelina ma femme avait disparu, je ne sais pas comment, ni où…
J’ai réussi à récupérer mes enfants, et avec l’argent qui me restait, j’ai pris quatre billets d’avion.
Nous sommes entrés avec des visas de tourisme dans ce nouveau pays qui se proclame accueillant et garant de la Liberté. Ici, mes enfants, tout ira bien, nous serons en sécurité. Au début, il m’est arrivé de dormir.
Certes, ici c’est un peu différent. Tout est davantage organisé. Les lois voulues par le gouvernement sont votées par le parlement, tout semble clair à la télé. Et si les gens ne sont pas d’accord, c’est juste qu’ils n’ont pas compris, il faut montrer plus de pédagogie. »
Épisode 2
La scène entière s’éclaire, nous sommes dans un hall de gare faiblement éclairé. Dehors, il fait nuit.
Abilio est assis dans un canapé, la casquette sur le nez. Un gardien de sécurité traverse la scène, il ne le voit pas (plutôt il s’arrange pour ne pas voir). Abilio se fige dans le canapé. Le gardien passe, scrutant la salle autour de lui.
Le gardien est parti
Abilio ( la voix est forte) Il ne me voit pas ? Il ne m’a pas vu ! Mais alors….mon Dieu je suis devenu invisible ! ça, c’est parce que je ne dors plus!»
Le Chœur : « nous t’avons aidé, nous continuons, mais rien n’y fait ! au CADA au PADA pour les CERFA à l’OFPRA !
Abilio : « je suis parti parce que je ne pouvais plus vivre dans mon pays :
j’étais condamné à la peur, à la torture, à la mort. Puis ce sont mes enfants qui ont été menacés. Adelina...elle a disparu. Elle est sûrement tombée d’une voiture : c’est un accident courant là-bas, il y a beaucoup de gens dans mon pays qui trouvent la mort en tombant de voiture. On pourrait croire que les gens de mon pays ne savent pas fermer une portière, ni mettre une ceinture de sécurité, et que les virages sont très serrés…
Ici, dans ce pays de Liberté Égalité Fraternité - auquel j’avais tant cru- pas de mort.
Enfin, personne n’a le courage de… non, personne ne te souhaite même la mort, ça n’est même pas correct d’en parler.
Mais ici, tout est fait pour qu’on disparaisse, pour qu’on ne reste pas, pour que l’on quitte ce pays.
(fort) :
Ils vont nous expulser !
Je remplis déjà le premier critère, l’invisibilité !
Mais moi, je sais que là-bas dans mon pays, les portières ne ferment pas et que les voitures roulent… à tombeau ouvert !
Donc retour au pays, torture pour moi et mes enfants, ou bien accident de la route……le dernier virage.
Donc ici, le chef a dit : « Abilio est un PADICI et ses enfants AUSSI. Ils ne doivent pas rester ici, son récit est trop vague, peu spontané, peu crédible - il n’a pas de selfie avec ses tortionnaires-, il veut juste profiter de notre beau pays de Liberté Égalité Fraternité.
Qu’ils rentrent chez eux, ils viennent d’un « pays que nous considérons comme un pays sûr! ».
Je ne dors plus, je suis dans un labyrinthe sans issue.
Même dans la gare, où pourtant personne ne m’inquiète.
La nuit, la gare.
Le jour, le labyrinthe. (très fort):CRADA! PRADA! Oeufplat ! DADA! FADA ! PADAME, Centcesse…
Je n’ai pas le droit de travailler.
Mais je dois bien me loger, me laver, manger! Je veux chercher un logement pour mes enfants, travailler, il leur faut des vêtements, de la nourriture. Les enfants doivent aller à l’école, mais je suis logé très loin, assigné à résidence.
Je dois retourner à la préfecture, au commissariat DADA FADA, Oeufplat PADAM CRADA PRADA OFPRA Centcesse!
Demander une nouvelle fois que l’on m’accorde l’asile. Mais quand retrouverai-je le sommeil ?
je ne vais plus au Centcesse pour un logement, car le gouvernement les oblige à signaler ma présence à la police, alors je dors dans cette gare, sans mes enfants (ils sont ailleurs, en sécurité - du moins je crois - chez madame Zulmira ).
Si elle sait où nous sommes, la police peut venir nous chercher et nous renvoyer là-bas, au pays.
Et là-bas, on tombe des voitures ! Mais au moins, s’ils n’ont pas les enfants, ils ne pourront pas leur faire ça.
Le Chœur :
«Triste anniversaire, pour ce pays de Liberté Égalité Fraternité, 80 ans après, le gouvernement et ses hommes accomplissent la sale besogne. Ils appliquent les lois. Leurs lois suffisent à vous faire disparaître.
Il y a déjà longtemps, un autre chef avait commandé la disparition de milliers de gens. Et les fonctionnaires avaient accompli la sale besogne.
CADA CERFA OFPRA Centquinze PADA a retracé votre passage ici enregistré vos enfants à l’école.
Episode 3
La scène se passe dans un café. Abilio est seul avec sa fille Beliane. Elle est plutôt jolie, et élégante elle aussi.
Beliane : « Abilio, mon papa, tu n’es pas invisible, mais avant tu étais plus grand, plus fort. Ils t’ont rabaissé, diminué, ils ont fait de toi un PADICI . Je ne vois plus le père que j’avais.
Abilio : «Mais si, ma fille, je suis encore là. Je ne veux pas disparaître, votre mère elle, a disparu et je dois vous conduire, vous élever, toi et tes frères
Beliane : mais moi, je suis déjà élevée, c’est pour ça que je te vois plus petit !
Abilio : ma fille, j’ai cru en la devise de ce pays. Mais ce pays, après le mien, est aussi en train de me trahir. Ici, je croyais pouvoir parler, ici, j’ai cru pouvoir exister avec vous dans mes bras !
Beliane : mais tu sais bien, nous grandissons et toi, tu diminues, tu ne peux plus nous porter tous.
Abilio : il faut leur dire, ici que s’ils nous renvoient chez nous, c’est qu’ils approuvent ce qui se passe chez nous. Le pays de la Liberté Égalité Fraternité nous envoie à la mort ! On m’a dit que cela s’était déjà produit ici, il y a longtemps, pour des milliers de gens.
Episode 4
Bureau de l’avocat. L’avocat et Abilio
Abilio : l’OQTLEF (obligation de quitter le territoire de la Liberté Égalité Fraternité) est arrivée au Dada en février. Mais personne ne me l’a signifiée. Deux mois plus tard, j’ai appris son existence. Je soupçonne le Dada et les fonctionnaires de faire le travail de sape pour nous renvoyer au pays, pour ne plus avoir à nous supporter.
L’avocat : Puisque vous n’avez pas fait appel de l’ OQTLEF dans les 48 heures, vous devez quitter ce pays, ou vous cacher pendant un an. Il est trop tard.
Le Choeur : Qui peut se cacher pendant un an avec deux enfants scolarisés ? Aujourd’hui il faut fuir, disparaître, la bureaucratie a retracé votre passage ici CADA CERFA OFPRA Centquinze PADA, ils ont enregistré vos enfants à l’école !
Le projecteur qui éclairait Abilio s’éteint, on ne le voit plus
Episode 5
Le Chœur : Abilio est maintenant assigné à résidence, ici, il y a deux sortes d’hôtels :
-ceux qui sont en centre-ville, payés par le Centquinze, où l’on reste quelques temps avant d’être envoyé dans l’autre type d’hôtel.
-et puis il y a ceux (l’autre type d’hôtel), qui sont loin du centre-ville, des supermarchés et des écoles, où l’on est assigné à résidence sans repas. Cela dure tant que l’état a de l’argent pour payer, quand il n’en n’a plus, on est assigné à résidence nulle part.
Et même là, nulle part, Abilio doit continuer à signer deux fois par semaine au commissariat. On ne disparaît jamais complètement, même nulle part.
Episode 6.
Madame Zulmira est allongée sur un canapé dans son salon. Maquillage outrancier, plutôt ronde, fort accent étranger. Elle fume cigarette sur cigarette. Abilio fait les cent pas dans le salon
-Abilio : Zulmira, vous nous avez beaucoup aidés. Vous avez parlé de nous à des gens influents avec qui vous étiez amie. Soyez remerciée.
Madame Zulmira: Mes amis se sont fatigués, ils ne voulaient surtout pas perdre leur place pour ça. Des élections approchent. Moi aussi je suis fatiguée de toi. Je veux fréquenter des personnes plus intéressantes pour moi. Trouver un amoureux . Tu vois, Abilio, je ne peux plus vous aider, il me faudrait quelque chose en retour.
Abilio : silence, il secoue sa casquette en regardant ailleurs
Madame Z : Je ne comprends pas. Je fais tout pour aider. Moi-même je viens d’une famille d’immigrés. J’essaie de tout faire pour aider. J’ai des amis influents. Je connais même quelqu’un qui est ami avec le préfet. Il paraît que c’est quelqu’un de bien. Il ferait tout pour rendre service à Abilio et ses enfants.
Moi j’ai tout dit : la situation, les enfants, les petits, j’ai dit que je leur donne à manger, qu’ils viennent dormir ici aussi, des fois.
Abilio : assez fort mais comme s’il parlait à lui-même : trop dit, vous en avez trop dit. La police de la Liberté Egalité Fraternité sait tout maintenant
Madame Z : Moi, je ne t’ai pas demandé grand-chose, Abilio : seulement d’aller acheter des cigarettes de temps en temps. J’emmène les petits en voiture à l’école, à l’hôpital. Je fais les courses. Mais tu n’es pas très reconnaissant. Alors je t’ai dit d’aller dormir ailleurs, surtout quand un ami à moi vient à la maison.
Elle se lève
Et puis, tu ne savais pas pour ta fille. Moi je vous ai mis l’un en face de l’autre et j’ai dit : Beliane, raconte tout à ton père.
Alors elle a dit ce que lui avaient fait les policiers, là-bas, à elle et à sa mère.
C’est comme ça, grâce à moi, que tu as su l’horreur qui était arrivée là-bas.
Et après ça, tu as moins écouté ta fille. Avant, je trouvais que Beliane avait pris trop de place, elle se prenait pour une petite maman.
Abilio :parlant toujours à lui-même :
Ma petite Beliane...Ça m’a tellement fait mal... je me suis retrouvé à l’hôpital. J’étais presque devenu totalement invisible, je crois. Puis ils m’ont donné des cachets, et j’ai pu dormir un peu.
Episode 7
Dans la gare, Abilio est allongé dans un canapé, la casquette sur le nez.
Le Chœur : maintenant Abilio a demandé le réexamen de l’asile. Pour lui et ses deux fils. Il a présenté le récit de Béliane, de nouveaux témoignages et un certificat médical.
Abilio : avec le récit de ma fille, et les témoignages, j’avais retrouvé l’espoir, un peu d’espoir et je me redressais, je me sentais à nouveau bien vivant, mon sommeil était plus profond, je réapparaissais.
Mais ils ont nié ma demande car selon eux, elle n’était pas spontanée ! Peu crédible ! Comment aurais-je pu savoir cela, c’était le secret de ma fille, son déshonneur aussi ! Comment aurais-je pu le formuler, même si je sentais ce poids insupportable sur les épaules d’une jeune fille.
Et comment puis-je être toujours son père, alors que la faute m’en incombe ? Comment puis-je supporter ce qu’ils ont fait à ma fille et à sa mère, devant mes fils ? Comment puis-je savoir si Adelina est encore vivante ? Comment pourrais-je continuer à exister sans espoir pour mes enfants ?
Je me sens rétrécir à nouveau, disparaître, devenir invisible.
Ce pays est le pire de tous : avec sa devise de Liberté Égalité Fraternité, il fait croire au monde entier qu’il sauve des vies, qu’il rend libres les gens, tous frères et égaux ! Il fait croire qu’il accueille des réfugiés politiques, mais il n’entend pas nos histoires, il demande les récits de nos vies, pour mieux dire que notre histoire n’est pas réelle, imaginée, pas spontanée, pas crédible.
Ils s’imaginent que nos histoires sont faciles à raconter, quand on fuit son pays, on n’emmène pas un catalogue de preuves, et des photos avec des cachets officiels !
Çà n’est là que le pays de l’hypocrisie, La Vichie !
Le gardien de sécurité traverse la scène,
Le Gardien :Je vous ai vu, chaque nuit dormir dans le canapé de la gare. Cette fois, monsieur, vous devez partir, ils savent que vous êtes ici chaque soir, partez, trouvez- vous un autre canapé, une autre gare, un autre port, aéroport, un autre canapé, partez avant qu’ils ne viennent vous chercher !
Abilio : je ne dormais pas. Comment pourrais-je dormir ? Je suis devenu invisible, mes cauchemars ont envahi ma journée, je pense à ce moment où, avec mes enfants, dans une voiture à grande vitesse…
Le Choeur :
Aujourd’hui il faut fuir, disparaître, la bureaucratie, CADA CERFA OFPRA Centquinze PADA, a retracé votre passage ici a enregistré vos enfants à l’école. Vous ne pouvez rester ici, sinon ils viendront vous chercher. Prenez vos enfants, partez !
Abilio : Pourquoi partir ? Où aller ? un endroit où je devrais tout recommencer une nouvelle fois ? Ici je me suis fait des connaissances, des amis peut-être…J’ai des courriers de gens influents, maires, députés, présidents de clubs de tennis…
Aujourd’hui, j’ai joué au tennis. Cela me fait beaucoup de bien. Je suis redevenu sportif. Je me suis fait aussi de solides connaissances, dont un policier (que j’ai battu lors d’un match). Je ne crois pas qu’il m’en veuille de l’avoir battu. Depuis ce jour, il me semble avoir un meilleur accueil quand je viens signer au commissariat où il travaille.
Beaucoup de gens sont bienveillants, pourquoi partir ?
Le Choeur : Abilio, il faut partir. Quelqu’un peut te dénoncer, quelqu’un peut-être que tu connais au tennis, quelqu’un qui peut être jaloux de ta technique, de tes victoires, de la compassion de ses collègues envers toi : on a déjà vu les Vichiens à l’œuvre, pendant la dernière guerre…Et quand ils viendrons vous chercher, plus personne, les politiciens les présidents de club, les joueurs de tennis, personne ne fera rien pour vous.
Le gardien, avec Le Choeur :
[Y'aura-t-il encore quelqu'un pour protester ?... ...]
[« Lorsqu’ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne
pour protester. »]
Extrait du poème de Martin Niemöller écrit en 1942
(d’après le pasteur Martin Niemöller)
Le Chœur :
« Les européens conquérants et riches se disaient civilisés. Ils avaient envahis vos pays, parfois vous avaient déportés, importés, toujours vous offrant leur soi-disant civilisation.
Aujourd’hui, apeurés, effrayés, appauvris, ils sont devenus les barbares, et vous chassent, même si la mort vous attend chez vous.
Zeus vous a trahi, vous les héros, votre force légendaire, il a commis le pire des fléaux pour tout mortel d’ici-bas : un parjure.
Attention à toi, Zeus, tu pourrais retrouver le Tartare après les champs Élysées ou redevenir mortel un jour. »
Toute ressemblance avec des personnes ou des faits existants ou ayant déjà existé serait purement fortuite.