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Billet de blog 13 août 2015

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Une fin tragique de la zone euro est elle évitable? Critique de l'économie politique de J. Tirole

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Jean Tirole, Prix Nobel d'économie 2014, a encore frappé. Il a réussi à occuper 31 pages de l’American Economic Review (la plus lue et renommée, le Graal) avec un article contenant une centaine d’équations pour arriver aux conclusions suivantes sur les chances d’une mutualisation des dettes publiques européennes:

« ..healthy countries have no incentive to accept obligations beyond the implicit ones that arise from spill- over externalities. Put differently, it is not in the self-interest of healthy countries to accept joint-and-several liability, even though they realize that they will be hurt by a default and thus will ex post show some solidarity in order to prevent spillovers. «

En d’autres termes il est dans l’intérêt de l’Allemagne et d'autres (y compris la France?) 1) de ne pas s’engager en avance (de ne pas mutualiser sa dette avec les pays structurellement vulnérables)2) quitte à  limiter sa solidarité avec la Gréce au strict minimum pour limiter les dégats le moment venu (on avait compris les deux points avant Tirole..)

« ..The paper showed that by contrast, in a more symmetrical, mutual-insurance context, contractual solidarity in the form of joint liability is optimal provided that country shocks are sufficiently independent, spillovers costs sufficiently large, liquidity needs moderate, and feasible sanctions sufficient. «

En revanche, si l’Allemagne trouve un partenaire aussi solide qu’elle, qui ne soit pas structurellement faible, mais peut être soumis à des chocs aléatoires, elle aura intérêt à mutualiser sa dette ce qui fera une sorte d’assurance (selon des principes assez bien connus depuis longtemps, il faut reconnaître), et réduira le coût de ses emprunts.

En effet, la première valeur ajoutée du papier (je cite les deux premières phrases des conclusions) serait que:

"Solidarity is driven by the fear that spillovers from the distressed country’s default negatively affect the rescuer. This paper’s first contribution was to provide formal content to the intuitive notion that collateral damages of a country’s default are de facto collateral for the country. « .

Ce qui en non –jargon veut dire:

« La solidarité ne s’explique que parce que la défaillance de l’un a des effets négatifs sur l’autre. Donc, comme on en a l’intuition, les dommages collatéraux que ma défaillance est susceptible de faire à un autre est ce que je peux offrir dans les faits comme garantie à mes créanciers ».

Sûr que si les décisions de politique économique et financière continuent à se fonder sur des raisonnements pareils validés par un prix Nobel et "l'intuition", on ne peut pas donner cher de l'Euro. Un autre prix Nobel, qui à mon sens le méritait vraiment (A. Sen), a réinterprété une affirmation similaire de Arrow sur l'impossibilité de choix sociaux lorsque tout le monde se comporte de façon égoïste. Pour Sen, la seule chose prouvée est que pour rendre des choix sociaux possibles, il faut développer des normes et des valeurs partagées sur lesquelles se fondent les décisions; ce que les sociétés ont toujours fini par faire lorsqu'elles ne se sont écroulées (A. Sen, The possibility of social choice, AER , 89-3). En réalité, l’histoire démontre que les humains sont capables d’adopter des normes sur « ce qui peut se faire, doit se faire, ne se fait pas » et que les collectivités qui partagent de telles normes sont capables de gérer plus efficacement les choix collectifs auxquels elles sont confrontées. Il est aussi largement reconnu dans la littérature, que pour pouvoir engendrer  des solutions, ces normes doivent se décliner le long de trois dimensions,  équité, efficience et soutenabilité, sachant que leur réalisation simultanée peut être conflictuelle et que des mécanismes de résolution perçus comme impartiaux sur la durée doivent exister (Ostrom).

 Les capacités intellectuelles des uns et des autres et la place occupée dans des revues scientifiques seraient en effet mieux utilisées à inventer et proposer des normes nouvelles prenant en compte le triptyque « équité, efficience, soutenabilité » permettant aux pays de la zone euro de sortir par le haut de la crise actuelle, plutôt que de ressasser ce que tout étudiant en économie apprend au plus tard en troisième année que les choix collectifs supérieurs ne sont pas ouverts à l’ »homo oeconomicus financiarius ». Comme le souligne E. Ostrom, également Prix Nobel d’économie mérité (2010): « Il est préférable de se pencher sur la manière de renforcer la capacité des acteurs concernés à changer les règles contraignantes du jeu, afin de parvenir à d’autres résultats que d’implacables tragédies ». (Gouvernance des biens communs, édition française 2010- original 1990). 

La critique ne peut cependant pas s’arrêter là. En effet, le type de raisonnement avancé par Tirole n’est pas seulement peu innovant du point de vue de la science économique. Elle façonne aussi la pensée des financiers, directeurs du Trésor et banquiers privés et centraux qui préparent les décisions des ministres des finances de l’Eurogroupe. Dans une certaine mesure, il est possible de considérer que les directeurs du trésor sont payés pour penser et agir exactement de cette façon. Mais lorsque cette façon de penser écrase toutes les autres et que les ministres par leurs discours et les média façonnent les opinions publiques en ce sens,  les normes (anti-) sociales qui se construisent vont rendre impossibles toute solution collective supérieure. C’est pourquoi Tsipras a du porter le débat au niveau des chefs d’Etat et de gouvernement. Ceux-ci se retrouvent alors dans la situation absurde et politiquement instable pour les principaux protagonistes de bricoler un compromis boiteux pendant toute une nuit à un niveau de technicité extravagant sur la base de dossiers préparés par leurs seuls « financiers ». Ces « chefs » ne disposaient pas  des informations indispensables à l’élargissement du débat allant au delà de leur intuition de l’impossibilité de donner le signal du sabordage sous forme d’un Grexit.

Un point mérite aussi d’être souligné : la modélisation choisie par Tirole pour traiter le problème suggère que les pays créanciers limitent leur « solidarité » (dans la définition de Tirole) à un minimum. Outre les conséquences sociales et humanitaires insoutenables, ceci joue probablement un très mauvais tour aux ministres des pays créanciers (et à leurs électeurs-contribuables) qui s’en inspirent pour fixer leurs positions. Tirole identifie l’État à un être doté de rationalité de type »homo oeconomicus » (une critique fondamentale de la théorie de l’État dans les travaux de Tirole dépasserait de très loin cette contribution). Le ministre des Finances « est » cet État et – implicitement, pour Tirole ; explicitement pour le ministre -, il représente des électeurs dont les intérêts se confondent avec cet « État ». Or, s’agissant de questions portant sur le remboursement d’une dette, la collectivité pertinente est celle des contribuables et non celle des électeurs. Si il est souvent possible de faire l’hypothèse que les deux collectivités sont identiques et immuables, ceci n’est pas le cas actuellement dans les pays de la périphérie de la zone euro, certainement pas en Grèce. Dans l’espace européen de libres circulation économique et droits d’établissement, plus les États créanciers seront exigeants pour l’immédiat, moins ils renonceront à leur créance, plus ils créeront des incitations à ce que les électeurs les plus productifs des pays périphériques s’expatrient, deviennent contribuables ailleurs et réduisent ainsi la capacité de remboursement de leurs pays d’origine.

Ceci souligne l’extraordinaire déficit de gouvernance de la zone euro. Non seulement, le sort de la zone euro et de ses populations est dans les mains d’un groupe de décideurs qui agissent dans une logique ne permettant pas de sortie par le haut, mais encore  leur vision nationale, voire nationaliste, rend illusoires les compromis qu’ils peuvent conclure. Le ministre d’un pays créancier peut bien faire croire à ses électeurs qu’il a imposé une obligation de remboursement aux « citoyens » du pays débiteur. Ces citoyens, salariés et entrepreneurs, peuvent échapper à cette obligation en migrant. Un cycle infernal se met en route au détriment de la cohésion économique et sociale de l’Union, de sous-investissement et sous-occupation dans les pays de la périphérie et de la persistance de l’instabilité financière.

Combler le déficit de gouvernance de la zone euro, suppose de dépasser une vision étroitement focalisée sur la discipline budgétaire et le fonctionnement du secteur bancaire et des marchés financiers. Il faut remettre au centre du discours politique les questions d’équité et de cohésion sociale si l’on veut que l’Euro devienne ou redevienne un « bien » commun. Faute de quoi, l’Euro rejoindra le cimetière malheureusement trop bien rempli des « communs » qui ont succombé à la tragédie, cependant évitable, de la cupidité généralisée.

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