Réveillez-vous les mecs, réveillez-vous les filles, vous n’avez aucun talent caché. Au fond de vous sommeille une illusion de talent. Bien sûr vous le sentez ce texte, vous avez quelquefois des fulgurances, des ellipses, des formulations absolument magnifiques. Vous avez fredonné cent fois dans votre tête les trois ou quatre premières notes de votre chef d’œuvre et dès que vous aurez le temps, les notes suivantes viendront toutes seules. Depuis des mois, des années, vous avez visualisé ce plan de caméra inouï auquel personne n’a pensé alors qu’il est tellement évident, tellement logique… Mais vous êtes empêché, vous étiez empêché. On ne peut pas créer disiez-vous, si on n’a pas le temps, si on est interrompu sans arrêt dans son acte de production, si on ne peut s’y donner à fond. Comment voulez-vous pondre, que dis-je, donner naissance à une œuvre s’il faut perdre son temps à travailler pour se nourrir et se loger ? Et puis tout à coup, la vie vous offre une opportunité inattendue. La vie vous donne le bien le plus précieux qui soit : du temps. Vous êtes saisi de vertige devant ce vide immense. Mais c’est vrai, avec ce confinement, vous n’allez pas rester inerte comme tous ces blaireaux qui se lamentent de n’avoir rien à faire. Le confinement pour vous c’est une rigolade, vous avez tellement de production en vous pour vous occuper du matin au soir. Alors vous vous y mettez. A fond. Au début c’est super, vous retrouvez ce vieux fichier Word de 2003 pour vous remettre en mémoire les premiers mots de votre roman. Vous avez dépoussiéré la guitare qui pendait au mur depuis des années et ressorti avec un plaisir malicieux l’accordeur contenant des piles entartrées. Vous avez exhumé la chemise cartonnée qui contient l’amorce du synospis rédigé il y a des lustres mais dont le titre était déjà génial : « Le crime invisible ». Vous en frémissez d’impatience et en même temps vous attendez encore un peu. Vous avez tellement de temps devant vous avec ce confinement. Vous allez d’abord vous refaire un café. Vous traînez en robe de chambre dans la cuisine, appuyé au lave-vaisselle en écoutant Augustin Trapenard. Sa voix vous berce et vous l’imaginez vous questionnant sur votre roman. Il décrit vos vêtements avec humour et vous demande pourquoi vous avez attendu l’âge de 50 ans pour écrire cette chanson si moderne et touchante. Il s’interroge sur votre choix de donner un rôle aussi inattendu de violeur à François Morel et vous lui répondez avec modestie que c’est lui qui a voulu ce rôle quand il a lu le scénario alors que vous aviez pensé à lui pour le rôle du prêtre. Ah ça non, vous ne serez jamais vantard. La grosse tête c’est pour les autres. Vous rincez la tasse avec énergie. « Allez, faut que je m’y mette ». Vous avez repris votre texte. Vous voyez bien qu’avant de continuer il faut d’abord remettre en forme cette première partie. Vos phrases étaient trop longues, trop alambiquées. En revanche certaines autres sont absolument merveilleuses et vous comblent d’aise. Pour un peu, vous auriez presque envie d’enregistrer ces premières notes de musique pour les partager avec vos amis sur Facebook. Mais non, vous vous retenez. C’est tentant mais il ne faudrait pas qu’on vous vole votre idée de scénario. Elle est tellement originale que personne depuis des années n’y a pensé ; c’est dire… Tiens, mais c’est quoi cette publication sur le Professeur Raoult ? Vous avez lâché votre clavier pour votre smartphone et vous fendre d’une remarque acerbe. Mais qu’est-ce qu’ils sont cons dans ce gouvernement. Comment est-il possible d’être aussi incompétent ? Et toi là, va t’acheter un Bescherelle… « Les cons ça ose tout, c’est à ça qu’on les reconnaît ». Si vous n’avez pas lu cette cent fois cette phrase sur les réseaux sociaux, vous ne l’avez jamais lu. Ou alors vous vivez sur une île déserte sans connexion internet. C’est vrai que le temps passe vite ; ça fait trois quarts d’heure que vous avez le téléphone en main. Merde, déjà midi. Vous vous habillez en vitesse pour aller cuisiner. Dans l’après-midi vous allez vous y remettre. Vous vous sentirez laborieux, poussif, fatigué. Ce génie créatif qui ne monte pas en vous, ça vous casse le moral. Vous allez traîner devant la télévision et regarder un film tout en discutant sur Facebook. Putain de Facebook, c’est lui qui vous occupe l’esprit et vous empêche d’être qui vous êtes vraiment. Vous avez rajouté trois phrases à votre roman en trois semaines. De toute façon vous avez rejoué tellement de fois votre début de morceau que vous le trouvez nul. Et puis si c’est pour écrire un scénario de merde, autant ne rien écrire. Un chef d’œuvre sinon rien. Vous ne voulez pas être de ces artistes mineurs mais en même temps vous avez en tête la phrase que vous répétait votre père : « Dans la vie il y a deux sortes de gens. Il y a ceux qui vont faire et il y a ceux qui font ». Putain de phrase de merde.
Je n’ai jamais réussi à finir un roman, ma guitare est toujours accrochée au mur et je n’avance pas sur le montage de mon film. Je suis nul.