Dans son livre « L’Archipel français », le sociologue Jérôme Fourquet décrit la France contemporaine comme un pays où les différentes classes sociales se croisent mais ne se rencontrent pas.
L’îlot que j’habite est celui des cadres d'entreprise en région parisienne. Une petite bulle privilégiée, qui reste la plupart du temps à l’écart de la réalité sociale difficile que connaissent une large majorité de Français.
Ici, les gens sont plutôt en bonne santé physique et mentale, ils ont peu de difficultés financières, et leurs conditions de travail sont très favorables. Le plus grand péril qui les guette, c’est une sédentarité excessive : ils passent sans doute trop de temps assis sur leurs chaises de bureau.
Bien sûr, il y a localement des situations difficiles : des femmes harcelées sexuellement par leur supérieur hiérarchique, des licenciements abusifs, des personnes à qui l’on demande des tâches impossibles. Mais rien de comparable à la pénibilité du travail des aides-soignantes ou des caristes en entrepôt, à la précarité des intérimaires, ni aux aléas de revenus que subissent les commerçants et les restaurateurs.
Le cadre francilien typique travaille dans une entreprise qui vend des services : de la banque, de l’assurance, de l’informatique, etc.
En raison du coût du foncier, les grandes installations industrielles sont moins présentes en région parisienne qu’ailleurs. Point donc de bleu de travail, de tenue de protection et d’ouvrier spécialisés : l’individu moyen s’y habille en tenue de ville.
Il peut s’agir bien sûr d’une femme ou d’un homme. Côté formation, il ou elle est nécessairement diplômé du supérieur, et a souvent un niveau académique bac+5. Quel est son poste ? Il peut travailler à la direction financière, au contrôle de gestion, au marketing, à l’informatique, bref un peu partout, mais à une seule condition : que son travail soit difficilement mesurable, et qu’il soit une production intellectuelle.
En raison de sa position privilégiée dans le système, on pourrait penser que le cadre se sente en quelque sorte redevable vis-à-vis de la société. Et qu’en conséquence, il soit attentif à ce que ses conditions de travail avantageuses ne soient pas perçues comme indues, afin de ne pas froisser les susceptibilités du reste des Français. Que, en somme, il tienne à la méritocratie, au fait que sa position dans le système n’est pas purement dû à la chance, mais à ses compétences et à son éthique de travail.
Il n’en est rien.
Au contraire, le cadre francilien est maître dans l’art de l’esquive. Plutôt que de s’échiner à faire la preuve de son mérite, ils s’emploie à rendre le moins de comptes possible.
Comment fait-il pour arriver à ses fins ? Quelles stratégies met-il en œuvre ?
Dans les prochains articles, je vous propose de détailler leurs nombreuses techniques, à travers l’exemple de Benoît, notre guide dans cette partie de l’archipel.