UN PARTISAN DU (LIBRE) DÉBAT
ONAN FORCLOS, D’UNE ADOLESCENCE PERTURBÉE AU MILITANTISME ANTISIDA
Raconter […] c’est d’abord décrire l’histoire d’une famille d’immigrés polonais, installés en banlieue parisienne à Sainte-Âme dans une petite pièce plus une cuisine. Militant des Brigades Internationales, son père travaillait comme fondeur sur machine dans une usine de Belle-Terre. Il fit un passage éclair au Parti communiste, à la Libération. C’est l’époque, où lui qui avait été déchu de la nationalité polonaise, rêvait par-dessus tout de devenir soviétique. Sa mère, ébarbeuse dans la même entreprise, éleva trois enfants. Ses parents se sont rencontrés à l’occasion d’un bal populaire où l’essentiel de l’assistance était composé de travailleurs immigrés.
[…] est né le […]. Bien que ses parents aient été éduqués dans l’esprit catholique polonais, ils ne le font pas baptiser. […] demeure marqué par une enfance vécue à l’étroit. L’absence d’intimité et les conflits familiaux lui ont coûté un mal être et des dépressions répétées. Dès le début de son adolescence, […] connaît une souffrance liée à sa sexualité. Sa timidité n’a d’égal qu’une difficulté à lier des relations affectives stables. Adolescent sans argent de poche, il chaparde des livres sur la psychologie et sur la contraception, à l’époque où ces « choses de la vie » sont encore très taboues. C’est pour lui une longue période de doute, entre un fort sentiment de culpabilité – de vivre alors qu’il n’était pas « souhaité » et d’avoir une vie sexuelle – et des lectures où la masturbation est considérée « normale ». Ses lectures exerceront une influence décisive sur toute sa vie et sa façon d’être.
À vingt et un ans, […] est suivi par des psychologues et subit même plusieurs séjours à l’hôpital psychiatrique. Son regard sur cette période est sans complexe : « J’ai connu la déprime, l’angoisse, l’insomnie, la nausée à la façon dont Jean-Paul Sartre parle. J’ai dû prendre des neuroleptiques pour m’éviter de délirer ! » […] alterne des périodes où il gère relativement facilement sa souffrance et des dépressions qui mettent en péril sa condition et ses relations. Bien plus tard […] rejoint le Groupe Information Asiles spécialisé dans les internements psychiatriques abusifs. Il refuse un « système carcéral où les hommes sont laissés abrutis, sans aide véritable ». Il stigmatise le manque d’humanité de ces lieux où, lorsqu’il a besoin d’un médecin, il faut attendre plusieurs heures ou plusieurs jours.
Les critiques que […]. formule à l’égard de l’internement et de la psychiatrie ne s’appuient pas sur la négation de ses propres problèmes : il parle de ses troubles psy, il accepte de les considérer comme une dimension de son être.
[…] a appris à vivre avec des neuroleptiques.
« C’est un traitement très dur à supporter moralement, car il a un effet dépresseur. Il m’a cependant permis de sortir de mes délires. J’ai compensé les effets dépresseurs par la prescription d’antidépresseurs. Cela a fait dire à l’une de mes assistantes sociales : “Vous êtes une réussite de la médecine !” En tout cas j’arrive à vivre alors que certains traitements ont un tel effet nuisible sur le moral des patients que certains se suicident. Je suis sorti de l’hôpital et je peux vivre à peu près normalement. »
[…] travaille au Crédit Expert de Paris. C’est là qu’il adhère au Mouvement français pour le planning familial. À la faveur d’une discussion avec son professeur d’échecs, à la Maison des jeunes de Belle-Terre, il adhère au Parti communiste. Son but : « Être infiniment bon, du moins autant que faire se peut. »
Depuis trente ans, il tente d’aborder au PC des questions ayant trait à la sexualité :
« La même réponse m’est faite toujours : on ne peut pas tout le temps parler de ça. En fait on n’en parle jamais. Je suis bon à distribuer des tracts et à vendre l’Humanité Dimanche, mais dès que je pose des questions, on lève la tête, on ne me répond pas. Je les aime bien les militants du parti, mais ils sont fermés sur certaines questions. »
[…] nourrit à la fois des sentiments d’attachement forts à l’idéal communiste, pour ses « dimensions libératrices », tout en réfléchissant aux limites d’un combat où la personne continue de passer bien en second, après le collectif et le « social ». […] juge aux actes et son expérience est celle-là : un refus d’aborder certaines questions reléguées dans le champ du psychologique ou dans la sphère du privé, alors qu’elles ont des dimensions sociales et politiques.
La libération des femmes, la question de la contraception, les questions éthiques liées à l’interruption volontaire de grossesse… autant de sujets qui le passionnent et sur lesquels il demande un débat. Dans son appartement parisien, où il vit avec sa femme, […] dévore livres et revues sur ces sujets, comme s’il lui fallait sans arrêt renouveler ses connaissances. Participer à la lutte contre le sida s’inscrit dans la continuité de ses engagements. […] ressent une « communauté de souffrance » avec les malades du sida, qui « luttent contre la douleur, contre la mort ».
Il se sent en quelque sorte comme « eux ».
« Qu’on soit client hétérosexuel d’une prostituée ou qu’on fréquente un bar gay, on est toujours dans l’attente d’autre chose, de quelqu’un qui deviendra l’amour d’une vie. »
L’importance de la solidarité, […] peut en parler longuement, lui qui a vécu de grands moments de solitude dans sa souffrance, à ne pouvoir parler de ses préoccupations intellectuelles et affectives.
C’est ainsi qu’il conçoit le militantisme antisida : dans l’équilibre entre une réflexion politique et une certaine implication qui, au lieu d’être vécue de façon cachée – dans le tabou – est pensée. Ce qui lui permet d’éviter les travers d’un engagement dont les motivations seraient laissées pour une bonne part dans le non-dit. Militer à l’Association des communistes combattants du sida consiste, pour […], en un apprentissage progressif de la prise de parole. Il y apprécie l’écoute et la possibilité « absente bien souvent ailleurs » de parler des notions de plaisir, de la mort, de la souffrance, sans être pris pour un Martien. Même si parfois il constate que tout ne peut être dit, car les frontières entre l’intimité et le souci d’aborder les tabous sont floues. En tout cas, […] répond présent à chaque fois qu’il le peut – et c’est souvent – pour des actions de terrain.
Aujourd’hui, […] tente de convaincre des responsables politiques et des élus, des syndicalistes et des militants associatifs qu’il faut lever les tabous liés à la sexualité, au plaisir. Il multiplie les lettres, envoyées tous azimuts. Beaucoup d’énergie dépensée dans ces démarches écrites, peu de réponses, mais le sentiment de tenter le dialogue. Une forme de militantisme originale, d’un militant qui ne craint pas d’associer réflexions politiques et sentiments. Au risque de choquer. Ses lettres denses et spontanées, parfois violentes, sont en tous les cas toujours empruntes du souci d’expliquer ses revendications en les reliant à ses expériences.
Gilles ALFONSI
Rédacteur en chef
Novembre-décembre 1995
COMBAT FACE AU SIDA