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Billet de blog 29 mars 2019

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Lire M. Goupy, l'impuissance autoritaire de l'État à l'époque du libéralisme

A partir du livre de Marie Goupy, L'État d'exception ou l'impuissance autoritaire de l'État à l'époque du libéralisme. Tandis que le gouvernement a jugé préférable de déployer l'armée sur le territoire national pour une mission d'ordre public sans lien direct avec une menace terroriste, ce livre s'avère très utile pour faire quelques choix dans la situation actuelle.

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Il est possible en effet que l'on soit revenu à 1947, à Adolphe Thiers ou même à Richelieu, mais le recours aux forces militaires est aussi prévu par le code de la défense le plus à jour (article D1321-9) pour des « missions de protection », de renforcement des forces de l'ordre et « en dernier recours, elles peuvent être requises pour des opérations de force nécessitant des mesures de sûreté exceptionnelles ».

C'est justement des législations d'exception dont traite Marie Goupy, et plus précisément de leur usage de plus en plus répété à l'époque contemporaine. Car, même s'il faut le saisir dans notre époque et pas par les violences illustres du passé, le week-end dernier n'a malheureusement rien de singulier par rapport aux derniers mois, années, et même décennies. Quelques repères peuvent être rappelés, qui ont tendance à s'évaporer au fur et à mesure des actualités. Le 30 octobre 2017 est adoptée la loi « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme », qui avait déjà fait l'objet de questions inquiètes du Haut Commissariat aux Droits de l'Homme de l'ONU par courrier du 25 septembre 2017, et qui inclut à titre permanent certaines dispositions de l'état d'urgence tel qu'il avait été promulgué le 13 novembre 2015 (perquisitions administratives, assignation à résidence, zones de protection, fermeture des lieux de culte). D'autre part, le plan Vigipirate avait été d'un niveau rouge de 2005 à 2014, niveau imposant d'accepter « les contraintes imposées à l'activité sociale et économique», et se trouve en Sécurité Renforcée Risque Attentat (le niveau 2 des nouvelles échelles qui en comprend 3) depuis le 14 décembre 2018 jusqu'au 6 mai 2019. Ce niveau 2 implique des mesures supplémentaires aux 100 mesures qui définissent le niveau 1 de Vigipirate.

Pourquoi ce recours de plus en plus fréquent à des dispositifs de sécurisation reposant sur des lois qui, originellement du moins, se voulaient exceptionnelles ? On peut y voir un machiavélisme au petit pied routinier appuyé sur la menace de terroristes, ou bien la marque d'une tare des systèmes juridiques qui seraient structurellement à la dérive (hypothèse d'Agamben). Marie Goupy y voit une technique de gouvernement propre aux gouvernements libéraux.

L'idée est que les gouvernements libéraux sont attachés à la neutralité des valeurs, c'est-à-dire à leur pluralité, dans le champ social comme au sein de l'État, afin de garantir au maximum une vie sociale basée sur les échanges économiques; par là, ils s'exposent à laisser se développer, jusqu'à des extrêmes, des conflits de valeurs auxquels il leur faut mettre fin par ces coups de force politiques que sont les recours à l'état d'urgence. Ces législations pour situations exceptionnelles permettraient à l'État, à intervalle régulier et aussi souvent que nécessaire, de neutraliser les conflits politiques et ainsi de garantir la bonne marche d'une société d'échange attachée à la recherche de sa prospérité économique. Retour à Guizot et à son possible « Enrichissez-vous par le travail et par l'épargne, et vous deviendrez électeur » ?

Pas du tout, puisque les États libéraux contemporains prétendent être totalement neutres en matière de modes de vie, ce qu'assurément l'État français de l'époque de Guizot ne prétendait pas être. C'est même cette neutralité de principe qui obligerait les États contemporains à intervenir par à coups, un peu brutalement et arbitrairement, faute de diriger le reste du temps ceux qu'ils gouvernent. Les recours à l'état d'urgence rechercheraient ainsi deux effets socio-politiques: rappeler chacun au souci de ses affaires quotidiennes en effaçant la volonté de quelques uns, groupes ou individus, d'une révolution générale, et remettre en avant, d'autre part, l'État comme autorité politique malgré sa neutralité socio-politique de principe. Là où Guizot défendait les valeurs de la France, les dirigeants défendent désormais la liberté de la majorité des français.

Celle d'aller à son travail en voiture, de commercer sur les Champs Elysées, ce qui peut être considéré comme l'affirmation de valeurs aussi fortes que choisies ? Marie Goupy l'accorde, et c'est bien là tout le problème qu'elle établit. Cette neutralité de l'État qui intervient à intervalle régulier pour neutraliser les champs socio-politiques toujours en cours de reconstitution en dehors des seuls soucis de la liberté économique, cette neutralité est un leurre, à la mesure de l'absence de neutralité des politiques économiques. Plus le temps passe, et moins les gouvernés s'y laissent prendre, et plus l'État est obligé d'intervenir brutalement pour rappeler que la neutralité est de mise.

La chronologie historique serait ici très utile à déployer, pour montrer à quel point nos législations actuelles sur l'état d'urgence sont nées lors de la Première Guerre Mondiale – dans un but de défense et de sécurité – puis se sont systématisées dans les démocraties libérales européennes de l'entre-deux-guerres, où l'effondrement de la République de Weimar ne doit pas masquer l'extension des législations d'exception dans d'autres pays, comme la France par exemple. Cette histoire est l'objet de la première partie du livre de Marie Goupy. On y trouve les ingrédients essentiels - libéralisme et sécurité - de nos états d'exception contemporains. On pourrait ajouter à cette histoire (ce que ne fait pas Marie Goupy) la résurgence des législations d'exception autour des années 1970, au moment même où le libéralisme tâche de reprendre des couleurs après les années d'après-guerre qui ne lui furent pas favorables. Les circonstances propres à chaque cas serait à examiner de près, mais la possibilité d'un état d'exception est réintroduite en Allemagne en 1968, la première mouture du plan Vigipirate date de 1978, la législation sur l'urgence exceptionnelle que Trump vient d'essayer d'utiliser pour financer son mur est mise au point en 1976 aux Etats-Unis. Un rapprochement avec le dernier livre de Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, une généalogie du libéralisme autoritaire, serait ici à faire.

Mais, cette histoire accomplie, une question doit être posée: pourquoi n'en sommes nous pas restés à Guizot, ou pourquoi n'y reviendrions-nous pas ? Pourquoi cette défense du libéralisme par les à coups de l'état d'urgence, et pas par un dirigisme assumé, qui pourrait prendre la forme d'un républicanisme ferme, continu et musclé ? Et en quoi cela change t-il nos horizons ?

Ces derniers mois en France s'offrent en effet plutôt à une lecture policière des interventions de l’État, police qui a culminé le samedi 23 mars où on été additionnées les forces de l'armée à la ribambelle des effectifs mobilisés - CRS, gendarmes, BAC... Il ne s'agirait que de rapports de force à propos desquels il n'y a pas grand chose à ajouter, sinon que l'État reste remarquablement équipé pour rester le plus fort. Ne reste plus qu'à spéculer sur un retour de la discussion politique ou sur un retour des stratégies de la tension, sur un épuisement des forces de l'ordre ou sur leur sécession, perspectives toutes assez désespérantes et qui, à l'exception de la première, se situent toutes dans le cadre de l'établissement d'une dictature.

L'avantage du livre de Marie Goupy est d'essayer d'établir qu'un régime libéral ne peut s'établir que sur la base d'une neutralité de valeur, cette neutralité fût-elle un masque. De ce point de vue, le gouvernement actuel respecte le cahier des charges, puisque la multiplication des symboles contre-révolutionnaires – fête du soir de l'élection présidentielle à Versailles, anniversaire à Chambord, entre autres – et des propositions contre-révolutionnaires – sur l'inégalité de la valeur des paroles en fonction de qui les prononce, idée que Macron ne cesse de répéter – n'ont pas encore produit de réformes tangibles, quoi qu'il en soit des coups de sonde qui ont pu être donnés (proposition de révision de la loi de 1905 sur la laïcité ou loi sur les fake news limitée aux périodes d'élection). Le gouvernement actuel continue à n'intervenir que policièrement face aux multiples manifestations, pour des raisons de sécurité et d'ordre, sans nommer le conflit politique, ni même d'adversaires politiques (puisque les délinquants hors-la-loi ne peuvent en être par définition, et que la masse des autres manifestants est tantôt informe, tantôt assignable aux trucs des partis habituels, bref ne justifie jamais d'ouvrir un nouveau débat).

Il y a de ce point de vue deux points clés. Le premier caractérise toutes les législations sécuritaires d'exception : rien n'y définit clairement les circonstances dans lesquelles des forces et des formes supplémentaires de maintien de l'ordre peuvent être déployées. La décision en revient au gouvernement, et repose sur une appréciation libre, non définie par la loi, de ce qui se passe. Les opérations de police rentrent parfaitement dans ce schéma, comme on peut le voir actuellement à longueur de statistiques et de témoignages sur les gardes à vue : il ne faut pas dire que la police fait n'importe quoi parce qu'elle est couverte par un appareil d'État menacé, mais que la lecture policière de tout ce qui se passe en ce moment est ce qui autorise le gouvernement à faire n'importe quoi sans avoir à donner de justification. Comme l'a solidement établi Schmitt (que ne cesse d'étudier Marie Goupy), à la base des législations d'exception et de sécurité se trouve un décisionnisme, c'est-à-dire un arbitraire politique dont l'arbitraire policier n'est que l'expression la plus concrète et par là la plus frappante. Cet arbitraire n'est qu'une pièce particulière d'un état d'exception d'ensemble. Et il est très difficile de répondre à cet arbitraire dans la sphère publique puisqu'il ne s'affirme que comme sécurité exceptionnelle, très pauvrement et sans autre contenu. Nous en sommes réduits à dénoncer les violences et à en parler sans cesse dans les mêmes termes (elles sont accidentelles, elles sont des deux côtés, elles ne sont pas si graves que cela puisqu'il n'y a pratiquement pas de morts, etc).

On s'éloigne là de l'étude de Marie Goupy qui s'attache aux législations d'exception et pas à la police. Et peut-être avec raison, puisque l'analyse qui précède peut paraître confuse : elle glisse sans justification solide des dispositifs judiciaires de l'état d'urgence aux procédures de police. Il n'y pas en effet de législation d'exception pour la police, qui reste toujours encadrée de la même façon quelles que soient les circonstances. Une preuve en est la plainte déposée fin février contre le procureur de Paris pour privation de liberté abusive, suite à sa note préconisant de garder le plus longtemps possible en garde à vue les manifestants interpellés. D'autre part, ce serait aussi une caricature que de présenter les perspectives policières comme un moyen d'escamoter les questions politiques, alors que le grand débat a déployé ses ailes en manches de chemise retroussées, depuis de longues semaines, pour traverser notre espace public. Il y aurait bien une double gestion des événements, adaptée à leur double forme, policière pour les émeutes, politique pour les manifestations.

De là le deuxième et dernier point à soulever.

Il concerne tout ensemble les usages particuliers du droit et ceux de la parole dans les circonstances actuelles. D'une part, on ne sait pas ce qu'il adviendra de la plainte contre le procureur de Paris, ni quand adviendra quelque chose. A défaut d'être inscrite dans le droit, l'exception policière s'établit ici par la temporalité de la mise en œuvre du droit, plus généralement par une certaine manière de se servir du droit qui évoque les aspects les plus inquiétants, à la fois généraux, techniques et à petite échelle, du décisionnisme de Schmitt : du politique se loge dans l'application du droit dont le politique est toujours à l'origine, sans que le droit ne puisse donc nous défendre contre le politique. Une autre illustration contemporaine en est la façon dont l'article 131-31 du Code Pénal entré en vigueur en 1994, qui permet d'interdire aux individus ayant commis n'importe quel délit de séjourner dans certains endroits, permet aujourd'hui de couper les militants de leurs bases sociales. Cet article visait initialement le trafic de drogue ou les violences entre personnes, il sert aujourd'hui à exiler les personnes qui mènent des activités politiques inscrites dans certains espaces, dans la matérialité des dispositifs et des environnements, dans la quotidienneté des échanges politiques, qui se situent initialement en dehors des déclarations publiques formatées destinées à un large public. Les condamnations distribuées aux contestataires du centre d'enfouissement de Bure en sont sans doute l'exemple le plus remarquable.

Il faut relier cette utilisation du droit à des fins d'extinction du politique non institutionnel à un autre usage, celui du langage au sein même de la politique institutionnelle. Bien sûr, cette politique là, l'institutionnelle, n'a jamais provoqué les propos les plus riches ou reposé prioritairement sur la signification des propos prononcés. Banalités et mensonges plus ou moins complets en sont les traits les plus fréquents. Mais les pratiques du gouvernement actuel vont bien au-delà de cette pauvreté du langage manipulateur. Elles témoignent d'une indifférence à l'égard du contenu des propos échangés, où seul compte l'acte de l'échange comme marqueur de pouvoir. En dehors des rencontres avec les syndicats et pour s'en tenir aux cas les plus récents, l'organisation du grand débat et celle de la rencontre avec les universitaires le 18 mars n'avaient pas pour but qu'on retienne quoi que ce soit sur les propos échangés, ni même sur les propos particuliers de Macron. Il suffit qu'il en reste un souvenir des performances de celui-ci, 8 heures, par exemple, à répondre à tant d'esprits divers et brillants, pensez-vous ! Cette réduction du langage à un acte de langage et ainsi à un acte de pouvoir trouve son prolongement dans l'extrême attention portée aux symboles, en tant que ceux-ci fixent leurs places aux choses. On n'appellera pas le Président Manu, on ne décrochera pas son portrait, tandis qu'il ne se privera pas de maladresses verbales diverses dont la principale caractéristique est de se reproduire d'une semaine à l'autre sans qu'il n'ait à aucun moment à s'arrêter, à s'excuser ou à se tempérer.

Qu'est-ce qui relie ces usages du droit et ces manières de parler ? D'un côté, un arbitraire travaille le droit pour se renforcer par lui ; d'un autre côté, la puissance d'agir du pouvoir est exhibée comme telle par ce pouvoir. Il s'agit de deux procédés qui non seulement se renforcent mutuellement, mais surtout qui se confondent à un niveau général. Les réformes incessantes du droit, notamment du travail, consistent à ôter le maximum d'intermédiaires et de protections dans les rapports de pouvoir qui se ramènent ainsi, de plus en plus, aux actes accomplis. Il s'agit de faire que les décisions prises soient connues par leurs effets, et non plus comme le préalable à des décisions à venir, ce préalable qui resterait contestable par des discussions. La forme d'exercice du pouvoir gouvernemental ne doit alors pas être scrutée à part et réduite à des manières de s'imposer. Elle appartient à un rêve social général où tous, nous serions exposés sans cesse aux actes des autres, informés sur les autres par leurs actes, et marchant aux hiérarchies telles qu'elles se découvrent sur le moment. Rêve de boutiquiers devenus managers puis dirigeants politiques.

Ce qui est souhaité, ce n'est sans doute pas une dictature, mais cette exposition de tout un chacun aux pouvoirs du moment, sans plan connu, sans durée certaine. Le problème en ce sens n'est pas celui des rapports de force avec la police ou l'armée. C'est un problème de vitesse et de contre-interruption, comme le relève aussi Marie Goupy à partir des seuls états d'urgence. Il ne peut y avoir de contre-pouvoir politique – et non pas physique ou issu d'un surgissement miraculeux – que par la durée des rassemblements sociaux. On ne peut élaborer des propositions ou des projets politiques que par des communautés qui tiennent dans le temps, s'organisent, s'affinent, se déchirent, parlent et se figent. L'art de gouverner actuel consiste à saper, et de plus en plus, ce qui permet de le faire, dans nos formes institutionnelles, sociales et d'idées. La disruption n'est pas une plaisanterie alors que la possibilité de durer est une condition essentielle du socio-politique, de la maîtrise sur nos existences, et donc de leur éventuelle transformation.

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