Ceux qui ont connu l'évolution du statut des fonctionnaires pendant près de 40 ans, ont pu apprécier les conséquences destructrices de sa libéralisation progressive. La dernière annonce "disruptive" de S. Guerini concernant le licenciement des fonctionnaires pour insuffisance professionnelle pourrait satisfaire certains clichés populaires, et populistes lorsqu'il les énonce, mais se garde bien d'examiner ce qui peut rendre improductif l'emploi public.
Lorsque l'on observe les hôpitaux, l'enseignement, la recherche, l'administration fiscale... et plus généralement la fonction publique d'Etat de l'intérieur, il est clair que se substitue progressivement à un engagement pour le service public, le sentiment d'un mauvais service rendu à la population, sous une contrainte grandissante des personnels.
Si le service rendu se dégrade, ce n'est pas parce que des responsabilités individuelles seraient à rechercher et à sanctionner par des licenciements, mais parce que les agents doivent faire face à de mauvais budgets et à des organisations déficientes imposées par ceux-là mêmes qui se disent aujourd'hui en recherche de telles responsabilités. En fait, les agents qui conservent cette ambition de servir le public sont bien souvent conduits à exercer en dépit de ce qui leur est imposé par leurs ministères. Ainsi, la ruine du système de santé n'est-elle aucunement de la responsabilité des soignants, celle de l'enseignement des enseignants, ou la crise des vocations en matière de recherche celle du "1 pourcent" déficient qui "démotiverait les 99 autres".
Pourtant, M. Guerini et ses prédécesseurs auraient déjà administré le remède: il s'appelle la rémunération au mérite. Copie fidèle du secteur privé, celui-ci consiste à motiver les fonctionnaires non pas par la satisfaction de participer à une organisation collective performante, dans le but de satisfaire ce qui est aussi collectivement apprécié comme le bien public, mais de mettre en concurrence les agents, afin qu'ils atteignent, éventuellement dans de mauvaises conditions, les buts qui leurs sont assignés et pour lesquels ils n'éprouvent pas forcément une approbation morale. Concrètement, cela consiste à possiblement mal soigner, voire maltraiter, pour des soignants, sélectionner, trier et supprimer des chances pour un enseignant du supérieur, classer, trier pour celui du primaire, basculer vers le service en ligne pour toute administration et s'éloigner du contact avec le public, se focaliser pour les chercheurs sur des sujets moins intéressants mais jugés prioritaires par les politiques, etc... Pour beaucoup, ces primes sont appelées à remplacer les revalorisations salariales qui seraient de droit, et que le gouvernement ne veut plus consentir depuis de nombreuses années.
De la même manière qu'à présent nombre de hauts fonctionnaires, dont ceux du gouvernement, n'envisagent plus exercer leurs fonction que dans la perspective de juteuses reconversions dans le privé, comportement auquel la population est dorénavant exposée jusqu'à la nausée, nos idéologues de droite n'envisagent pas que l'on puisse plus motiver autrement les agents qu'en leur tendant des carottes salariales d'un côté, et en manipulant le bâton de l'autre, dont celui du licenciement. Et comme le populisme consiste essentiellement à faire croire qu'il serait un privilège que d'autres échappent quelque peu à une injustice ou un mauvais traitement auquel on est soi-même exposé, cette mauvaise copie de la gestion du privé avait toutes les chances de séduire un gouvernement qui n'est plus obsédé que par une chose: rattraper le Rassemblement National dans ses propositions simplistes et prendre les électeurs de juin pour des crétins.
Billet de blog 10 avril 2024
Guerini, nouvel enrôlé de la lutte populiste
La focalisation de S. Guerini sur la responsabilisation individuelle des fonctionnaires passe sous silence celle, idéologique, de la droite dans la désaffection pour le statut, et sa lente dérive vers l'individualisme plutôt que le bien public. C'est un nouvel aspect de la tentative de récupération populiste d'une Macronie affolée par l'émergence du RN.
Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.