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Billet de blog 10 juillet 2024

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Qu'est-il arrivé à S. Haroche ?

Serge Haroche, prix Nobel de Physique 2012, expose une déconcertante théorie de la désinformation en conclusion de son livre retraçant sa carrière: le peuple se trompe, et il se trompe tout seul.

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Il faut savoir gré à Serge Haroche d'avoir fait cet effort de chercher à comprendre ce qui serait le discrédit de la science parmi le grand public. Dans la postface de son livre "La lumière révélée" (Odile Jacob 2020), le Nobel tente en effet une analyse de ce qu'il pense être une perte de confiance de la science parmi le grand public. Il pointe particulièrement le rôle des réseaux sociaux, et "un accès permanent et incontrôlé à un flot d'informations", véhicule d'un "relativisme culturel". La science se retrouve ainsi au milieu d'échanges où croyances et traditions sont mises sur le même plan que les théories scientifiques. Sa défense est contenue dans son livre: "exposer au plus grand nombre la démarche scientifique", à travers la relation de son parcours de scientifique.

Avant toute chose, s'il n'y a qu'une vérité scientifique, il existe toutes sortes de scientifiques. A laquelle appartient S. Haroche  ?
Comme souvent, l'homme s'est peu exprimé sur la science et la société, avant que sa distinction ne l'investisse d'une responsabilité nouvelle auprès du public. Du côté des institutions, il affirmera la nécessité de rendre les métiers scientifiques à nouveau attractifs (c'est-à-dire la nécessité de financer la recherche appliquée et fondamentale). Du côté du public, il plaidera pour cette réappropriation démocratique de la science par le public, laquelle pourrait être obtenue par une meilleure compréhension de celle-ci, ce qui est le credo exposé plus haut.

Il signera deux appels particulièrement significatifs.

L'un en 2015, la 'déclaration de Manau', en compagnie de 71 autres Nobel, qui affirme "que les nations du monde doivent profiter de
l’occasion donnée par la Conférence sur les changements climatiques des Nations Unies à Paris pour prendre des mesures décisives afin de
limiter les futures émissions mondiales" et pour cela se reposer sur les données scientifiques de l'IPCC. La déclaration sera remise à F. Hollande, par S. Haroche et un autre Nobel de la physique quantique, Claude Cohen-Tanoudji.

L'autre en 2016, où 106 Nobel appelleront à un soutien à l'usage des OGM, rebaptisés "agriculture de précision". Particulièrement intéressant est le fait que la lettre est dirigée contre l'organisation Greenpeace, et que les signataires se tournent vers les gouvernements pour les appeler à rejeter les prises de position de cet organisme, jugées contraires à la science.

De ces prises de positions, que peut-on conclure ? Lorsque S. Haroche s'adresse aux institutions, c'est pour les éclairer des conclusions de la science: "n'écoutez pas Greenpeace, ils vous induisent en erreur"; ou bien: "faites confiance aux études de l'IPCC, c'est de la science validée"... Une certaine candeur est manifeste: s'ils sont convaincus qu'il s'agit de bonne science, pourquoi n'écouteraient-ils pas ? Le tout, dans une certaine omnipotence. Que vaut, en effet, l'expertise d'un physicien atomiste dans le domaine des OGM ?
Les considérations du physicien sur le grand public nous éclairent sur ce point: s'il peut se permettre des jugements sur des domaines aussi éloignés du sien, c'est en effet parce qu'il possède la méthode et la rationalité scientifiques. La méthode de pensée qu'il a développée tout au long de sa vie le prémunit des croyances et errements affectifs du tout venant, démultipliés par les fameux réseaux sociaux.

Face à une théorie du discrédit scientifique il nous faut agir comme tout bon physicien: la confronter à l'expérience. Nous prendrons celle fournie par le récent jugement du tribunal administratif de Poitiers, qui annule les autorisations de prélèvement en eau des trois préfets de la Vienne, des Deux-Sèvres et de la Charente-Maritime.

Dans ce jugement, non seulement le tribunal annule les autorisations en question mais, constatant que par deux fois l'Etat a voulu autoriser des prélèvements incompatibles avec une gestion durable de la ressource en eau, il fixe lui-même un nouveau quota réduit de 25% qu'il impose aux préfets.

Que constate-t-on ici ? Les réseaux sociaux n'ont nullement failli. Ce sont au contraire eux qui alertent de longue date sur la décision de multiplier les megabassines, dont la décision de prélèvement visait précisément à en permettre le remplissage. La science était-elle indisponible ? Absolument pas, et un premier jugement avait constaté l'incompatibilité de la première décision administrative avec les données scientifiques et écologiques. Etait-elle incompréhensible ? Pas plus: de simples associations environnementales ont pu l'utiliser pour une démonstration au juge.

Il semble bien que que le jugement de S. Haroche sur la perte de crédit de la science soit incomplet. Sa complexité n'est en effet pas seule en cause. Dans l'affaire qui nous intéresse, l'autorité la plus haute, celle de l' Etat, falsifie, trie, écarte des données scientifiques et ordonne à ses plus hauts fonctionnaires d'en faire usage. Dans cette affaire, comme dans d'autres, le public constate que la science n'est qu'un jouet entre les mains de la politique. Pourquoi devrait-il croire alors en une marionnette, dont on expose alternativement le bras gauche ou le bras droit, selon la direction qu'on souhaite lui voir prendre ? Le complotisme et les fake-news prospèrent, certes, mais si tout semble permis, n'est-ce pas aussi parce que les autorités ont perdu à de multiples reprises l'autorité morale qui aurait du être la leur ?

Les exemples sont multiples. Dans le domaine des pesticides, le public ne prend-il pas connaissance alternativement des conclusions des scientifiques en charge de la rédaction des études d'innocuité de ces produits, mais aussi celles contradictoires des épidémiologistes, quand ce n'est pas pour constater des années plus tard que des conclusions contraires sont validées ? Ne voit-il pas que les scientifiques eux-mêmes, lorsqu'ils ne peuvent justifier d'une recherche fondamentale gratuite inventent ou survendent d'improbables applications ? Enfin, ne voit-il pas qu'à côté de ces réseaux sociaux que pointe S. Haroche, d'autres canaux, parfaitement organisés, relaient souvent sans rigueur scientifique la parole politique ?

En réalité, la science pure et indépendante que nous décrit S. Haroche est rarissime. Elle est le plus souvent contingentée, utilisée, tolérée, financée ou pas, écoutée ou réduite au silence selon les priorités politiques du moment. Elle sera au final utilisée à des fins qui dépassent l'inventeur lui-même. Une ultime consécration donne à certains l'illusion de la liberté. C'est malheureusement trop souvent celle d'un parcours singulier.

Mais le plaidoyer du physicien pour une appropriation démocratique de la science nous laisse cependant un espoir.  Bien que cela ne soit jamais dit, n'envisage-t-il pas aussi cette appropriation comme l'antidote à la mauvaise gouvernance ? Laissons-lui le bénéfice du doute.

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