Récemment, un article de Claire Tervé publié dans le Huffpost titrait: "La table entre Poutine et Macron pendant leur entretien vaut le détour(nement)" et s'interrogeait sur la portée diplomatique et symbolique de la longueur de la table ovale qui séparait les deux chefs d'Etat. La distance moyenne des espaces placés entre les deux interlocuteurs - qui devait avoisiner les six mètres - intrigue en effet et véhicule d'inquiétants signes symboliques. Cette table, reposant sur trois piliers de largeur insolite, évoquant vaguement trois colonnes corinthiennes décapitées et de largeur disproportionnée, en dit long sur le sollipsisme du maître du Kremlin. Au centre, à égale distance, un sinistre bouquet gris, avec ses connotations funèbres, semblait annoncer à l'avance le résultat d'une telle entrevue.
Le kitsch glacé de la salle, sa blancheur abstraite ornée de quelques dorures, davantage que la blancheur impériale russe, évoque pour moi les liens entre le Kitsch et de la puissance totalitaire qui ont fait l'objet d'analyses pénétrantes d'un essai sur le Kitsch (Einige Bemerkungen zum Problem des Kitsches) par Hermann Broch (inclus dans le recueil d'essais Création littéraire et connaissance, Gallimard, 1985). On peut voir sur d'autres entretiens du maître du Kremlin d'autres tables encore plus longues, condamnant les officiels russes à s'adresser de loin au chef suprême, comme les anciens chefs d'armée égyptiens devaient s'adresser à leur pharaon.
Sans même approfondir l'analyse l'architecture hyperbolique que de tels totalitarismes engendrent, pour ma part, ce sont les rideaux de cette pièce qui ont retenu mon attention. Leurs plis glacés doublés de dorures tombant d'une hauteur de plafond inaccessible au regard font irrésistiblement écho à ceux que le dictateur de Charlie Chaplin escalade frénétiquement pour surplomber de plus haut son bureau mégalomane, avant de jouer avec le globe terrestre gonflable qui finira par éclater entre ses mains.
Cette esthétique de la puissance mégalomane a été très bien saisie par Chaplin, qui a d'instinct parodié l'occupation symbolique de l'espace totalitaire. Le vide qui entoure le bureau du dictateur et les lignes de fuite d'une décoration kitsch qui ne contribue qu'à exalter la centralité narcissique de son propriétaire sont les mêmes dans les deux cas. Le pouvoir absolu, nous le savons bien, isole celui qui le détient. Il est condamné à habiter jusqu'au bout cette théâtralisation sinistre. La peur par laquelle il se maintient est sa fatalité. Son sollipsisme délirant est voué à faire le vide autour de lui, puis en lui, jusqu'à l'effondrement final. Voilà ce que l'esthétique du fantasme totalitaire nous rappelle aujourd'hui.