Aujourd'hui, dans un article intitulé: "Tribune. Moscou a subi une écrasante défaite morale, les Russes le savent" paru dans le New York times et republié en traduction française par le Courrier international, Alexey Kovalev écrit : "La propagande officielle aboie avec hystérie et fait tout ce qu’elle peut pour convaincre les Russes du bien-fondé de cette guerre, tout en refusant de la désigner ainsi. Le ministre de la censure muselle les quelques médias russes encore indépendants, notamment Meduza, où je travaille, qui osent utiliser le mot “guerre”."
Ces lignes nous rappellent encore une fois que la tentative d'occulter le réel, de le désamorcer, par la magie sinistre des dénominations est non seulement familière aux psychologues criminologistes, mais également aux historiens du totalitarisme. La violence destructrice qui se sait injustifiable s'efforce toujours de porter des masques linguistiques pour fabriquer un réel supportable et manipulable. A ce propos, il ne s'agit pas seulement d'une interdiction de prononcer le mot fatidique qui révèle en plein jour la nature d'un acte violent, mais de lui substituer d'autres mots qui déporteront le sens authentique vers des registres trompeurs, de puiser aux champs lexicaux de registres légitimants et consolateurs, héroïques et prophétiques, techniques ou fonctionnels. Il n'y a donc pas de guerre en Ukraine, mais une "opération spéciale".
Quant aux enfants et aux femmes pris au piège sous le déluge des bombes à Marioupol, ils n'existent pas tout simplement pas d'après les médias officiels russes. Leur existence est imaginaire. Ils sont déjà des fantômes de l'Histoire. Cette manipulation du langage officiel est une constante du totalitarisme. Nier le réel par un coup d'Etat sur le sens même des mots est une stratégie inséparable de la volonté de puissance. Cependant, loin se se limiter à n'être qu'une extension de la stratégie politique et militaire à la verbalisation du réel, le contrôle du langage recèle un fantasme plus profond: celui de soumettre pour toujours l'Histoire au verbe de la puissance militaire, de créer un travestissement éternel comme celui des momies égyptiennes qui dorment sous l'empilement de leurs sarcophages.
Le dictateur doit recourir au fantasme monumental, aux délires de l'architecture funéraire, à une scripturaire mégalomane, et à tous les registres de l'idéalisation idolâtres pour tenter de lutter contre l'inévitable dégonflement du réel totalitaire qui les attend. Heureusement, les mécanismes de la propagande se transforment vite en images grotesques, menacées par l'enflure et le kitsch, comme les portraits d'Hitler en athlète triomphant, ou comme le tombeau de Franco, aujourd'hui délivré de son encombrante dépouille.
On a pu voir tout récemment, alors que des villes entières d'Ukraine étaient prises sous le feu mortel des bombes en Ukraine, le responsable de ce déluge mortel prendre son thé, entouré de charmantes hôtesses de l'air d'Aéroflot, dans un décor insolite de plantes vertes qui évoquait vaguement les jungles des mauvais films hollywoodiens des années cinquante. Le protagoniste mâle, au centre, était-il un simple hologramme comme certains le soupçonnent? Il n'en reste pas moins que cette photographie frivole, avec un petit nombre d'élues habillées de rouge sang, avec leurs sourires pétrifiés, tenant à la main des bouquets dignes d'un enterrement, évoque irrésistiblement le meurtre de milliers de civils innocents qu'elle tente vainement de faire oublier.